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Dialogue – Nicolas Rogès

Nicolas Rogès est auteur, conférencier et journaliste. Il publie en 2018 son premier livre, Move on Up, La Soul en 100 disques aux éditions “Le Mot et le Reste”. Deux ans plus tard, il sort chez le même éditeur son nouveau livre Kendrick Lamar, de Compton à la Maison Blanche sur la star du rap Kendrick Lamar. Nous avons eu la chance d’échanger avec lui sur son parcours, son travail et ses influences.

Équipe Créative : Bonjour Nicolas, merci d’avoir accepté notre invitation. Pouvez-vous vous présenter et nous raconter votre parcours ? Comment êtes-vous passé d’auditeur à journaliste, puis auteur ?
Nicolas Rogès : J’ai l’impression que je ne m’en suis pas du tout rendu compte dans la mesure où j’ai commencé à écrire au lycée. Je devais avoir 17 ou 18 ans. À la fac, je ne faisais pas quelque chose qui me passionnait, je voulais donc une sorte d’échappatoire qui a été l’écriture. La musique me passionnait aussi, alors je me suis dit “Pourquoi ne pas écrire sur ce sujet ?”. Finalement, j’ai commencé sur un blog, puis j’ai intégré de plus grosses structures, j’ai proposé des articles à des magazines comme Soul Bag. À un moment, j’en ai eu assez d’écrire sur le web. Il y avait plusieurs choses qui me frustraient et je voulais écrire sur du papier. C’est pour cela que j’ai écrit mon premier roman, qui n’est pas encore publié, et que j’ai enchaîné avec le livre sur la soul. Même si ce dernier n’a pas très bien marché médiatiquement, il m’a donné une certaine crédibilité. Cela a boosté mon CV et m’a permis d’intégrer des structures comme Libération ou de travailler pour l’Abcdr du Son, mais aussi de prétendre à des financements pour le livre suivant. Ce livre sur la soul m’a appris plein de choses, il m’a permis de m’améliorer et d’acquérir énormément d’expérience.
E.C : Le 17 septembre dernier est paru votre second livre Kendrick Lamar, de Compton à la Maison Blanche. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce projet ?
N.R : C’est mon éditeur Le Mot Et Le Reste qui me l’a proposé au cours d’une réunion où on parlait justement de mon livre sur la soul. On m’a demandé si j’avais une idée pour le prochain livre. À cette époque, j’avais décidé d’arrêter d’écrire sur la musique pour différentes raisons, notamment parce que je voulais me concentrer sur mes romans. Dans la conversation, on en est arrivé à parler de rap. On m’a demandé si je voulais écrire quelque chose sur Jay-Z ou Eminem. J’ai répondu non, car ce ne sont pas des artistes qui m’intéressent énormément, même si je les aime beaucoup. Puis on m’a demandé pour Kendrick. Là, je me suis dit que c’était trop tôt dans sa carrière. Au début, j’ai donc dit non mais que j’allais quand même y réfléchir. En rentrant chez moi, je me suis dit qu’il y avait en fait déjà beaucoup de choses à dire. Tu peux écrire un livre uniquement sur l’album To Pimp A Butterfly. Finalement, on écrit toujours sur des artistes décédés ou à la retraite, alors je me suis demandé pourquoi on n’écrirait pas sur une carrière encore en cours.
E.C : Comment se passe une journée type pour un auteur ? Quel a été votre processus de création et combien de temps avez-vous pris pour écrire ce livre ?
N.R : Je me réveille assez tôt, même le week-end. Entre 7h et 7h30. Je mets un short, des baskets, je me fais un café et j’écris tout le temps. Dès que j’ouvre les yeux, je suis tellement obsédé par ce que je fais que je ne pense plus qu’à ça. Ensuite, la routine varie en fonction des périodes, si je suis en relecture de manuscrit, etc.
Dans ma tête, c’est un peu le bordel, donc j’aime bien faire les choses comme je le sens.  Mais pour ce livre, je me suis imposé d’avoir un rythme plus strict car la structure du livre n’est pas linéaire. J’ai découpé tout cela par thème, et je travaillais sur un thème tous les jours. Par exemple, le thème de la religion, celui de l’Afrique, Good Kid, M.A.A.D. City, etc. J’écrivais sur ce thème jusqu’à ce que j’avais l’impression d’avoir épuisé le sujet.
Quand j’écris des romans, c’est totalement différent de quand j’écris des livres sur la musique. Ceux sur la musique, j’ai plus de structure car je ne suis pas libre. Il faut que tu aies une rigueur historique parfaite, que tu prennes plus de temps à lire des sources, à recouper les sources, etc.
J’ai pris deux ans à temps plein pour écrire ce livre. Le monde de l’édition, c’est très compliqué. C’est un peu un suicide financier. Il n’y a presque personne qui vit de l’écriture de livres à part les grands noms. Il y a deux ans, j’ai tout lâché. J’ai quitté un CDI dans une bonne boîte parce que je voulais vraiment tenter de faire quelque chose que je ne regretterais pas. J’avais la chance d’avoir économisé pas mal de sous, et je m’étais dit que c’était le moment ou jamais. J’ai signé un contrat avec Le Mot Et Le Reste, et je me suis démené pour recevoir des financements. Je les ai obtenus du Centre National du Livre et de la Région Rhône-Alpes. Ce sont des aides très peu accordées et je n’aurais pas pu écrire ce livre sans ces dernières. Le statut et les conditions de travail des écrivains sont bien souvent précaires, de même que pour les scénaristes ou les comédiens. Il ne faudrait pas que certaines conditions nuisent à l’initiative littéraire ou artistique.
E.C : Vous avez récemment été à Compton en Californie pour un reportage que vous avez réalisé sur la ville aujourd’hui et sur son influence. Ce voyage a-t-il été effectué dans le cadre du livre ou uniquement pour le reportage ?
N.R : À la base, c’était dans le cadre du livre, car je voulais absolument faire quelque chose qui soit le plus visuel possible. Quand j’ai préparé le voyage, je me suis dit qu’il fallait que j’exploite tout cela au maximum et que j’en retire davantage que les témoignages que je pourrais mettre dans mon livre. Avec un ami photographe, on s’est donc dit qu’on allait partir à deux et qu’on allait photographier les personnes qu’on allait rencontrer, pour leur rendre hommage et raconter leur histoire.
E.C : Ce voyage vous a-t-il permis de mieux appréhender et déchiffrer sa musique ?
N.R : À la fois oui et non. Je ne suis pas sûr que ça m’ait permis de mieux comprendre sa musique, par contre je me suis vraiment rendu compte à quel point sa carrière était reliée à sa ville natale et à quel point c’est une icône chez lui, auprès des gens qui sont encore dans cette ville. C’est quelque chose dont on ne se rend pas vraiment compte, surtout en tant qu’auditeur français qui ne vit pas là-bas. Mais quand tu parles avec les gens, tu te rends compte que Kendrick est une légende chez lui. Finalement, il n’y a rien de plus important pour lui que sa ville, rien de plus important que Compton.
Si je suis allé là-bas, c’était aussi pour voir ce dont il parle dans ses textes, car il a une écriture très visuelle. Ça m’a permis aussi de décrire des ambiances dans le livre.
E.C : Pensez-vous qu’il est nécessaire pour un auditeur lambda de connaître l’environnement de Kendrick pour mieux comprendre sa musique ?
N.R : Je pense que c’est important et c’est justement ce que j’ai voulu retranscrire avec le livre. Je ne suis pas bilingue et à l’écoute des albums, je ne comprends pas tout immédiatement. Ce que j’ai voulu faire en traduisant certaines de ses paroles, c’est permettre aux gens qui ne sont pas forcément à l’aise avec l’anglais de comprendre ce que Kendrick a voulu dire. Je trouve que quand tu écoutes sa musique sans comprendre les paroles, tu perds une grande partie de l’intérêt de ses albums. Avec d’autres artistes, c’est moins grave. L’intérêt est ailleurs, dans le rythme ou les refrains par exemple. Avec Kendrick, il y a autre chose. Je voulais permettre aux gens d’avoir une grille de lecture différente.
E.C : Vous avez déclaré ne pas spécialement apprécier la musique de Kendrick Lamar. Avec votre recul et votre neutralité, quel est pour vous l’album de Kendrick que vous appréciez le plus, celui qui vous paraît le plus intéressant sur un plan technique ou culturel ?
N.R : Pour moi c’estTo Pimp A Butterfly car je trouve que c’est un album presque parfait. C’est un chef d’œuvre. C’est un disque qui est monumental dans son approche instrumentale, dans les messages qu’il délivre et dans la façon dont il les délivre. Il est construit de manière très complexe et ce n’est pas un album que j’écoute beaucoup, notamment à cause de sa complexité. Il résume 100 ans de musique noire américaine et Kendrick, avec cet album, a remis au goût du jour le jazz, surtout la scène jazz de Los Angeles — notamment Kamasi Washington, Thundercat ou Terrace Martin. Je ne suis pas sûr que Kamasi Washington, par exemple, aurait fait une tournée mondiale sans avoir participé à l’album de Kendrick.
C’est finalement un album très difficile d’accès et il s’apprécie comme un film, dans sa globalité. Mais c’est aussi pour ça que je l’aime, car il n’y a aucune concession. Quand To Pimp A Butterfly est sorti, c’était presque un suicide commercial. En 2015, faire un album qui emprunte tellement au jazz alors qu’avec Good Kid, M.A.A.D. City tu as été placé comme le nouveau messie du rap et arriver avec un deuxième album tellement audacieux tant dans sa structure sonore que dans son discours est remarquable. Cela montre que Kendrick est un artiste qui se réinvente tout le temps et c’est ce qui fait sa légende.
E.C : Sa réussite est finalement assez paradoxale et inattendue. Avec ses thèmes et ses structures complexes, comment expliquez-vous le succès des albums de Kendrick ?
N.R : La force de Kendrick, c’est qu’il lâche un énorme banger dans chaque album, quelque chose qui va tourner en radio. Il arrive à faire des choses entraînantes, diffusables massivement à la radio ou en boîte de nuit. Et à côté, il sort des choses complexes mais qui ne sont pas des singles, des choses que le grand public ne connaît pas forcément. Il a l’intelligence de comprendre ce qui marche. Mais même dans les singles, il arrive à injecter un message sans que ce soit trop complexe. Ça, c’est vraiment une science qui est particulière et propre à Kendrick. Même si les albums ne sont pas faciles d’accès, je pense que c’est ce que les gens aiment chez lui.
E.C : D’après vous, Kendrick est-il une exception dans le paysage musical actuel ?
N.R : Au niveau du message, il y a un gars comme J Cole, un « artiste à message » qui s’engage beaucoup. Comme me l’a confié Raphaël Da Cruz (ndlr: journaliste musical chez Mouv’, Booska-p et l’Abcdr du son, nda), ce qui est intéressant avec Kendrick, c’est qu’il n’a pas une grosse influence musicale. Il n’y a pas de gens qui essayent de faire du Kendrick Lamar actuellement. Si tu regardes Drake et Future, tu as des enfants des deux dans tous les sens. Kendrick innove tout le temps. Pour le prochain album, il va d’ailleurs proposer quelque chose de totalement différent de ce qu’il a fait sur DAMN. C’est pour ça que je le trouve si intéressant. Parce que musicalement, il se met en danger tout le temps et il met en danger ses auditeurs. Il est toujours à contre-courant des tendances, très discret. Il communique très peu et c’est ça qui fascine.
E.C : Quelle résonance la musique de Kendrick Lamar et plus largement la musique du label TDE ont-elles trouvé dans la période de manifestations qu’ont connu les États Unis ces derniers mois ?
N.R : Jay Rock a pris position et a sorti un morceau avec Anderson Paak qui s’appelle Lockdown.
Kendrick a été beaucoup critiqué pour sa non prise de position. Par contre, tu sens qu’une chanson comme Alright qui est sortie il y a 5 ans a encore une énorme résonance actuelle. C’est à la fois une bonne chose et une chose catastrophique car les horreurs continuent d’arriver. Mais la musique de Kendrick est éternelle à cause de ça. La chanson a battu son record de stream pendant les récentes manifestations. Et je pense que c’est une chanson très forte car elle ne cache rien des choses horribles qui se passent, à l’image du clip où Kendrick se fait tirer dessus par un policier blanc. Il tombe, et à la fin il sourit. J’aime le message de la chanson qui dit : « D’accord, c’est terrible ce qu’il se passe mais tout ira bien ». Comme l’histoire se répète tout le temps, les gens ont encore besoin d’espoir. À travers Alright Kendrick dit : « On va s’en sortir ».
E.C : Avez-vous des auteurs de références, même en dehors de la musique ?
N.R : Ça peut paraître arrogant mais je ne me sens pas influencé par qui que ce soit. Par contre, il y a un livre que je trouve extraordinaire et dont j’espère un jour arriver à la moitié de la qualité, il s’agit de Sweet Soul Music de Peter Guralnick. C’est pour moi le meilleur livre sur la musique qui ait jamais existé, mais je ne pense pas qu’il a influencé mon écriture.
Il y a un auteur islandais, Jon Kalman Stefansson, que j’admire également beaucoup avec une écriture incroyable. Les autres artistes qui m’inspirent sont ceux qui arrivent à dire des choses magnifiques avec des mots très simples. Je trouve que c’est le stade ultime de la création. Je lis beaucoup de livres de la maison d’édition Monsieur Toussaint Louverture. Il y a des livres qui m’ont marqué comme Et quelques fois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey qui est sorti chez cette maison d’édition. Il y a un recueil de correspondances de Neal Cassady qui est l’une des inspirations de la Beat Generation qui s’appelle Un truc très beau qui contient tout. C’est en effet très beau.
E.C : Vient maintenant notre rubrique libre. Souhaitez-vous ajouter quelque chose autant pour ouvrir que clore ce dialogue ?
N.R : J’ai un roman qui devrait sortir, si tout va bien, au mois d’avril 2021 chez les Éditions du Signe, une maison d’édition strasbourgeoise. Ce sera mon premier roman à être publié. J’ai galéré à le sortir, donc je suis content. J’en ai écrit trois. Le premier n’a pas trouvé d’éditeur, le deuxième est celui qui va être publié et je travaille actuellement sur le manuscrit du troisième. Si c’est une rubrique et qu’il fallait l’ouvrir, j’ouvrirais là-dessus, car c’est ma deuxième partie de carrière à venir.

Mai 2021