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Dialogue

Dialogue — Juliana Zepka

Face à un flux perpétuel d’images et d’informations, les créations de Juliana Zepka explorent nos rapports sociaux et nos habitudes de consommation. Comment apparaissent les phénomènes de fake news ? De post-vérités ?

Ses compositions, étayées par une solide recherche documentaire et un travail anthropologique sur des fonds d’archives, décomposent et reconstruisent des processus narratifs uniques en « retemporalisant » le spectateur dans le réel. Membre du programme F for Fact, la créatrice et chercheuse guebwilleroise basée à Amsterdam nous présente sa démarche de création.

Reboot (1969), vidéo à base d’images d’archives, noir et blanc, voix-off, 2016-2022

Équipe Créative : Bonjour et merci d’avoir accepté notre invitation. Quel a été le point de départ, le « fait générateur » de votre vocation artistique ?
Juliana Zepka : C’est assez large et je ne pense pas qu’il y ait vraiment un point de départ précis. J’ai toujours été dans les arts, grâce notamment à mes parents, qui ne sont pas artistes mais qui m’ont sensibilisée très tôt aux arts. On allait au musée, au théâtre, on voyait des choses très différentes. C’est donc une « scène » qui m’a toujours attirée.
J’ai éprouvé ma vocation à la faculté d’art de Strasbourg, pour voir si le domaine artistique me plaisait vraiment. J’ai alors découvert une filière très riche qui initie à toutes les formes d’art et qui permet, selon moi, de se recréer quotidiennement en ouvrant la voie à des métiers fascinants. J’en suis maintenant à ma septième année d’études dans les arts.
E.C : Quels sont les avantages du cadre universitaire et vos domaines d’activité de prédilection ?
J.Z : Dans le cadre de mes études universitaires, c’est particulièrement la recherche théorique qui m’a plu. J’ai commencé à m’en rendre compte au fil des années, à partir de la deuxième ou de la troisième année de licence. C’est vraiment une pratique que l’on développe beaucoup à la fac. Les étudiants issus des Beaux-Arts, par exemple, ont une approche et un discours centrés autour de leur pratique. On n’a pas non plus les mêmes références ni la même manière de présenter des travaux artistiques. Il y a donc une belle complémentarité entre nous !
Ce qui me plaisait au niveau du cursus universitaire, c’était la flexibilité. Mais au fil des années, on se rend compte que l’on n’a finalement pas énormément de temps. La recherche théorique, qui constitue une grande partie de mon activité d’artiste, prend beaucoup de temps. La recherche fait partie de ses activités inquantifiables qui peuvent nous tenir éveillés jusqu’à très tard. Il peut y avoir un côté assez frustrant dans ce processus, mais on découvre en permanence de nouvelles choses. C’est quelque chose qui peut nous animer toute une vie.
Alors que j’avais commencé la fac par manque de définition de ma pratique artistique, je me retrouve entièrement dans la recherche théorique dans le milieu artistique. Je n’ai pas vraiment l’impression d’être une « artiste » et ça me va très bien, c’est un statut très complexe !

Images extraites de la vidéo Family Portrait, vidéo, 3’, couleur, son, 2021.

E.C : Mais la finalité de votre travail et de vos créations reste tout de même la production d’œuvres. Dès lors, comment pourrait-on qualifier votre démarche ? Est-elle artistique, anthropologique, historique, politique ?
J.Z : C’est un peu de tout ça. Ce qui m’a vraiment animée dans ma production, c’est mon sentiment d’avoir des choses à dire que je ne pouvais pas forcément retranscrire en paroles. Je ne veux pas trop politiser mes créations mais j’ai l’impression d’avoir beaucoup de choses à dire parce que les visions politiques actuelles ne me satisfont pas.
Je trouve que c’est important de porter un regard anthropologique sur nos habitudes principalement car, de nos jours, on se retrouve dans des sociétés envahies par l’image et l’information. On a tous des habitudes de consommation assez partielles de l’image, de l’information, moi également. Mais, j’ai estimé qu’il y avait là un certain potentiel à essayer de retranscrire ces impressions. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’une de mes principales problématiques de recherche pourrait se traduire par « Dans quel but rajouter des images à un monde déjà saturé d’images ? ».
À travers mes études et mes recherches sur ces questions, j’essaye d’exploiter des formes de sources existantes comme des archives, que l’on a tendance à convoquer uniquement pour questionner le passé ou auxquelles on a moins facilement accès. Je ne prétends pas porter un discours officiel ou un point de vue qui n’est pas biaisé. On a tous plus ou moins un point de vue orienté au travers des sources que l’on privilégie.
Cette recherche, cette démarche, s’est naturellement développée dans le cadre de mon cursus universitaire et au travers de mes travaux. D’ailleurs, ce sont pour moi plutôt des objets d’étude, des « pièces », et non des « œuvres ». Pour moi, les œuvres s’inscrivent dans le marché de l’art, marché dans lequel je ne me situe pas actuellement. Ma démarche vise donc plutôt une manière d’entrer en dialogue avec les gens, de porter une voix et de générer des questions sur nos manières d’agir et d’interagir en tant qu’êtres humains dans nos sociétés.
E.C : Quel statut accordez-vous à l’archive ? Pas d’Histoire sans archives ?
J.Z : Pour moi, l’archive est tout simplement le moyen que l’on a de tracer une frise chronologique de l’Histoire. Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est le fait qu’elle ne sera jamais complète. Il y aura toujours des périodes de l’Histoire qui resteront floues par manque de documents, notamment en cas de conflits entre pays. On n’a jamais la « totalité de l’Histoire ». L’archive soulève cette question de l’absence.
J’aime bien aussi penser l’archive comme un procédé d’investigation. Comment soulever les voix qui ne sont pas entendues ? Dans son ouvrage Le Goût de l’archive, Arlette Farge compare le fonds d’archives à un océan comportant plusieurs couches et profondeurs, ce qui résonne assez avec l’idée que je me fais de la pratique artistique. C’est toujours un plaisir que de se plonger dans des archives. Plus on creuse, plus on rencontre d’éléments qui sont éclatés et plus on réalise que la recherche est infinie !
E.C : Votre travail se concentre sur des événements passés. Mais l’archive se crée constamment. Est-ce que cela vous fait réfléchir sur la manière dont on abordera dans le futur la crise actuelle et les événements politiques actuels ?
J.Z : Le rapport à l’archive est assez étrange. Quand on parle d’archives, on a toujours l’impression de se référer au passé, ce qui pour moi est problématique. De nos jours, on crée de l’information immédiate et consommée de manière immédiate. Il est donc nécessaire de sélectionner ce que l’on retient de ce que l’on laisse de côté. Le fait que l’on crée de l’information très rapidement et que cette dernière soit véhiculée très rapidement grâce aux réseaux sociaux et internet implique que de nombreux métiers, du journalisme notamment, évoluent beaucoup avec l’émergence de ces nouveaux supports.
L’archive soulève donc notre rapport assez troublé au temps, notamment en période de crise où tout est instable. On se concentre beaucoup sur le temps présent sans pouvoir réellement envisager l’avenir, et le passé semble parfois très insaisissable, très lointain.
Dans mon travail, j’essaye toujours de prendre des éléments et des événements du passé et de les exploiter de manière à ce que l’on puisse construire un regard sur le présent, envisager notre futur. J’ai l’impression que notre rapport très présentiste à nos vies influe sur notre consommation de l’information. On prend moins de recul, on vérifie moins souvent les sources, ce qui amène notamment aux phénomènes de fake news ou de post-vérités qui font appel aux registres de l’émotionnel et du sensationnel plutôt qu’au fait réel. Le rapport d’immédiateté à l’image lie nos sociétés plus que jamais. C’est donc pour moi très intéressant de confronter et de comparer les différentes manières de consommer ces contenus à différentes époques.
E.C : Votre démarche peut-elle « retemporaliser », « respatialiser » ? Votre projet Chambre noire semble justement mettre en avant un objet qui recentre le regard sur un événement historique en incarnant une réalité dans la réalité.
J.Z : Pour le projet Chambre noire, j’ai été inspirée par The Rwanda Project d’Alfredo Jaar, dans lequel l’artiste met en scène des volumes semblables à des pierres tombales noires sur lesquelles sont inscrites des phrases qui décrivent des scènes violentes du génocide rwandais, sans pour autant les représenter picturalement.
Je voulais confronter ce rapport à l’image violente. Pour créer la pièce Chambre noire, je me suis interrogée sur quels genres d’images pouvaient apparaître dans le moteur de recherche Google Images lorsque l’on engage une recherche sur des événements violents de l’Histoire, notamment les génocides. On y observe de manière assez désorganisée des images parfois sans contexte, sans date, sans nom, sans auteur. C’est quelque chose de problématique pour moi, car on met à disposition des contenus sensibles, des images qui mettent en scène des personnes et représentent des événements ayant marqué notre Histoire sans expliquer la manière dont ces clichés ont pu être produits et surtout, par qui ils ont été produits. Le fait que l’on procède par ce biais à une « dé-hiérarchisation » de l’image nous éloigne de ce qu’elles représentent réellement.
J’ai cette idée que l’on peut mieux se représenter certains événements grâce à nos propres gestes, en s’impliquant dans leur contextualisation pour en découvrir davantage. Les boîtes noires créées pour la pièce Chambre noire s’appréhendent dans l’obscurité ; ce n’est que lorsque l’on s’avance que l’installation nous permet de l’observer, grâce à des détecteurs de mouvements qui déclenchent un éclairage.

Image extraite de Disparitions, livre, 14,8x21cm, impressions couleur sur rhodoïde, 1 copie, 2019.

E.C : Quelle place laissez-vous à la réflexion du spectateur, au mystère de l’objet et de l’image ?
J.Z : J’essaye toujours d’intégrer un double-discours, une double-vision dans la réalisation de mes pièces. J’apprécie davantage qu’une œuvre ne se dévoile pas entièrement au premier regard. J’aime quand une pièce reste libre à l’interprétation, nous permettant d’y chercher des sens cachés.
J’ai souvent beaucoup appris en commençant avec des points de départ assez vagues qui m’ont permis de découvrir des événements historiques parfois peu médiatisés en France. Dans les médias, le discours est multiple, orienté, et c’est assez difficile de se faire sa propre opinion. À travers mes pièces, j’ajoute finalement une opinion aux autres, mais j’ai l’impression que ce sont ces petits gestes individuels qui permettent de développer de l’intérêt pour un sujet plutôt qu’un autre. L’idée, c’est de chercher à jouer sur la question de la dissimulation à travers la mise en scène, de dévoiler grâce au détail mais aussi au travers du discours, pour que le sujet exploité soit accessible selon les différentes approches de chacun. Je ne souhaite pas imposer une vision plutôt qu’une autre. Ce qui compte pour moi, c’est davantage de soulever la réflexion. J’expose le résultat de mes recherches et si cela peut entrer en résonance avec certaines opinions ou ouvrir de nouvelles réflexions, le but de ma pratique est atteint.
E.C : Dans vos projets Onbekend op dit adres et Family Portait, vous semblez dépeindre une certaine nostalgie ou fatalité dans les relations humaines. Est-ce le cas ?
J.Z : Je ne voulais pas vraiment explorer le côté désolant dans les relations humaines, mais plutôt questionner les paradoxes de l’interprétation de la mémoire collective et individuelle. Dans Family Portrait, je parle de ma propre famille et dans Onbekend op dit adres (ndlr : « Inconnu à cette adresse » en néerlandais) on peut lire des lettres reconstituées d’inconnus fictifs. À travers ces deux projets, je voulais essayer de créer des histoires individuelles qui résonneraient à une plus grande échelle. Je pense que c’est vraiment le cas avec les photos de famille qui existent à travers un vrai genre. Photos de fêtes ou de vacances, on retrouve de manière quasiment constante ce même catalogue d’une imagerie très similaire dans son contexte, que l’on a tendance à stocker dans des boîtes ressorties à certaines occasions. C’est ce que j’ai essayé de retranscrire à travers l’échange épistolaire et la relation de proximité dans « Inconnu à cette adresse ».

Onbekend op dit adres, boîte, lettres, photographies, objets divers, 2021.

Pour moi, réaliser ces deux projets était un moyen de faire ressortir le potentiel d’identification que peuvent provoquer ces échanges intimes pourtant singuliers. Dans ce sens, ces deux projets peuvent effectivement être liés à une analyse de la manière dont nos relations humaines sont construites à travers un schéma hérité.
E.C : Dans votre pièce Come As You Are (News from Absurdistan), on retrouve la notion de standardisation au cœur des problématiques du numérique dans l’art. Comment peut-on éviter une standardisation de l’information ?
J.Z : C’est une question difficile car avec l’accès immédiat à l’information permis par le World Wide Web et les manières de rendre cette entreprise rentable se sont développés des algorithmes d’intérêts nous ramenant à des contenus similaires aux contenus déjà consultés. Il y a donc un risque réel de s’enliser dans notre sphère de confort et à ce que l’effort pour trouver du contenu de confrontation ne soit pas entrepris.
YouTube, dans ses premières années, ne proposait pas de contenus similaires au contenu en cours de visionnage. Cela permettait de découvrir beaucoup plus de choses par hasard ! Désormais, le rapport à l’information est plus ou moins orienté par ces algorithmes.
Beaucoup d’artistes essayent de remédier à ce problème en recourant à des formes de visibilité plus performatives, physiques. L’une des parades pour moi, c’est encore de découvrir ce qui se fait actuellement en multipliant les expositions qui permettaient justement d’expérimenter des contenus matérialisés, et pas uniquement de se fier à la visibilité accordée à l’information dans des sphères virtuelles.

Come As You Are (News from Absurdistan), boîtes d’inspiration Happy Meal, dimensions d’impression : 29,7 x 42cm, 2019.

E.C : Votre pièce i currently have 4 windows open and I don’t know why est particulièrement métaphorique. L’image de vidéo-surveillance est une archive instantanée, alternative, avec un travail de cadrage réalisé par cette caméra de surveillance que l’on ne peut pas déplacer soi-même. Est-ce une recherche de l’inattendu dans un champ fixe ? De ce que l’on peut capturer dans un espace « fini » ?
J.Z : Tout à fait. Pour réaliser ce projet, j’ai passé plusieurs heures à observer des bandes de vidéo-surveillance en ligne en me rendant compte qu’il ne s’y passait finalement pas grand chose. En fait, j’ai passé des heures à ne « rien » voir, tout à fait à l’opposé de ce que je décrivais avant, à savoir un flux continu d’informations, d’images, parfois sur plusieurs écrans en simultané. Le fait de ne rien voir de spectaculaire, de voir des images sans actions contrôlées, sans personnages (ou des personnages simplement « secondaires »), c’était fascinant ! Cela m’a permis de redécouvrir sous un autre œil certains films qui explorent la thématique de l’ennui ou qui mettent en scène des images très épurées dans un pur but contemplatif.
J’ai donc essayé de recréer une narration avec ces enregistrements en essayant de les associer à travers des indices visuels ou sonores voyageant entre deux plans. La narration se crée par la superposition des images, des fonds sonores, etc.
Le montage s’ouvre sur une bande de vidéo-surveillance montrant une horloge dans le brouillard (Mont Kongō, Japon). Je suis restée des jours à regarder cette bande ! La météo créait une certaine atmosphère, le brouillard dévoilait et dissimulait l’horloge par vagues… La vidéo se termine sur une séquence de la même scène : un homme s’était posté les bras croisés dans le cadre et semblait regarder en direction de la caméra. Si je n’avais pas regardé la vidéo à ce moment précis, je serais passée à côté de ce passage unique. C’était une situation d’arroseur arrosé assez déconcertante : j’avais vraiment l’impression d’être observée par cette personne – qui est devenue à ce moment un vrai « personnage » – alors qu’initialement, j’étais celle qui le regardais.

Images extraits de i currently have 4 windows open
and i don’t know why, 2016

Le cinéaste Harun Farocki a notamment été une inspiration importante pour ce projet. L’artiste travaille beaucoup sur la question de l’image et de son information, notamment sur ce qu’il appelle des images « opératoires », à savoir les images et photographies prises par une machine et non par la main humaine. À travers son travail, on peut questionner le statut de ces images lorsqu’elles sont ré-appropriées dans le processus artistique (comme par exemple les œuvres s’appuyant sur des images de Google StreetView).
Il parle aussi des images de bombardements, ou supposées montrer des zones de bombardements, en soulignant le rapport déréalisant entre ce que l’on voit à l’image et l’impact de l’action réelle.
La vidéo est d’ailleurs un support que j’aimerais explorer davantage dans mes futurs projets. J’ai peu exploité cette forme d’art et je suis très intéressée actuellement par le montage, l’édition de contenus vidéos, mais aussi le travail sur l’information et les intelligences artificielles. Ce sont des sujets que j’ai eu l’occasion d’explorer dans le cadre de modules du programme F For Fact à Amsterdam.
E.C : Vient maintenant notre rubrique libre. Que souhaiteriez-vous ajouter pour clore autant que pour ouvrir ce dialogue ?
J.Z : J’ai eu la chance, à travers des Films Clubs organisés au sein du programme F For Fact, d’être introduite à énormément de références artistiques qui exploitent l’archive dans les genres du docu-fiction et de la vidéo. Je pense spontanément au magnifique They Call me Babu, un film documentaire de 2019 basé uniquement sur des images d’archives et réalisé par Sandra Beerends. Elle y raconte, sous format voice-over intime, l’histoire d’une nounou indonésienne aux Pays-Bas. Le film a des airs de journal intime, c’est très poétique. C’est une très belle œuvre, notamment si vous êtes intéressé-e-s par le rapport plus politique des Pays-Bas au postcolonialisme — l’Indonésie était occupée par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales pendant environ trois siècles.
Comme je suis actuellement très intéressée par les modes de narration offerts par la vidéo, je citerai également un superbe documentaire filmé par la réalisatrice serbe Mila Turajlić intitulé The Other Side of Everything, qui était à l’origine censé retranscrire les conflits politiques et identitaires éprouvés par le peuple serbe suite à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie et les guerres civiles que cet éclatement a engendré. Finalement, le documentaire recentre son point de vue sur la mère de la réalisatrice, Srbijanka Turajlić, professeure de mathématiques devenue une figure résistante et activiste durant les révolutions soulevées dans le pays, ainsi que son rapport complexe à l’appartement dans lequel elle a vécu depuis qu’elle a deux ans. Ces conflits ont mené la famille de Srbijanka à devoir partager l’appartement avec plusieurs autres familles et, aujourd’hui encore, certaines pièces demeurent condamnées et non accessibles suite au déménagement de ces différentes familles. Ce film m’a beaucoup inspirée sur la construction d’histoires individuelles et l’impact que celles-ci peuvent avoir à une échelle plus vaste.
Juin 2021
Entretien retranscrit de l’oral.

Dialogue — Julien Roos

Le jeune créateur design et étudiant à l’École Nationale Supérieure des Arts Appliqués et des Métiers d’Art (Ensaama) de Paris, Julien Roos, nous a fait l’honneur de s’entretenir avec nous. Lauréat du Premier Prix Mobilier National – Jeune création 2020 avec d’autres étudiants de l’École, il revient avec nous sur son parcours, ses inspirations et son dernier projet de mobilier récompensé qui habillera bientôt le Salon Murat de l’Elysée, hébergeant le Conseil des Ministres.

Équipe Créative: Bonjour et merci d’avoir accepté notre invitation. Vous avez 23 ans et êtes étudiant en art design à Paris. Comment en êtes-vous venu au design et pourquoi souhaitez-vous devenir designer ?
Julien Roos : Bonjour et merci à vous pour cet entretien. J’ai commencé à dessiner, créer et faire des constructions dès mon enfance. Ma curiosité insatiable et mes techniques graphiques se sont développées en autodidacte, au fil des années. C’est donc naturellement que je me suis orienté vers des études en arts appliqués après l’obtention de mon baccalauréat scientifique avec option arts plastiques. Les étapes de mon parcours de formation m’ont amené à me spécialiser dans le design de produits à l’Ensaama – Olivier de Serres à Paris, même si je reste toujours ouvert et intéressé par les autres champs du design.
Mon projet de devenir designer s’explique par mon plaisir de trouver des réponses à des enjeux et des problématiques concrètes, en trouvant les meilleures solutions d’usage et d’esthétique. Mais il se justifie surtout par mon envie de création, de découverte, et mon souhait de contribuer à la conception de projets suscitant des liens, à la fois entre le temps, les volumes, les hommes et ce qui les entoure, de manière réciproque, complémentaire et bienfaisante.
E.C : Dans quelle optique vous formez-vous aujourd’hui ? Quels projets aimeriez-vous réaliser dans l’avenir et quelle philosophie de l’art design souhaitez-vous appliquer ou initier ?
J.R : Je me forme dans le but de pouvoir aborder les multiples facettes de création que permet le design de produits car c’est justement sa pluridisciplinarité qui m’attire. Actuellement en fin d’études, je compte me professionnaliser auprès d’agences et de studios de designers, avant de peut-être me mettre à mon compte en tant que designer indépendant d’ici quelques années.
Concernant ma philosophie de création et mes envies de projets, mon souhait est d’associer passions personnelles et création de manière plus étroite. Originaire d’Alsace, j’ai développé un fort attachement à notre patrimoine et à son histoire. Associée à ma curiosité scientifique et à une cohérence d’objectifs et de projets, l’une de mes ambitions est donc de proposer un design des « temporalités additives » afin de continuer notre Histoire et de la faire évoluer selon les enjeux contemporains.
E.C : Comment se déroulent vos études à l’École Nationale Supérieure des arts Appliqués et des Métiers d’Art (Ensaama) ? Quelles sont pour vous les qualités de cette école et que vous a-t-elle apporté ?
J.R : Depuis mon intégration dans l’école en 2017, je ne cesse de m’épanouir au fil de mes années d’études toujours plus riches en apprentissages, en expériences et en qualité de projets. J’ai intégré l’école et la formation que je souhaitais dans le cadre d’un recrutement très sélectif. Le travail à fournir demande de l’organisation et de l’exigence. Mon BTS en Design de Produits m’a permis d’acquérir la méthodologie et l’ensemble des outils de création et de communication nécessaires à la réalisation de projets. Le Diplôme Supérieur en Arts Appliqués me permet, quant à lui, d’affirmer mon approche de recherche et de conception, de développer mon autonomie et ma gestion de projet et de m’ouvrir au monde professionnel. Ce dernier point est l’une des qualités premières de l’école, grâce à ses participations à de multiples concours de design, ses stages en immersion et ses nombreux partenariats d’entreprises. Parmi ces partenariats, il y a notamment celui du Comité Colbert (association fondée en 1954 à l’initiative de Jean-Jacques Guerlain et qui se consacre à la promotion de l’industrie française du luxe en France et à l’étranger) en année de Master 2 Stratégies du Design, qui est une exclusivité dont je compte tirer profit pour finaliser mon cursus à l’Ensaama et favoriser mon insertion professionnelle.

Medulla (littéralement la « moelle », le cœur) est le nom de ce projet de mobilier organique s’inspirant étroitement de la structure d’une colonne vertébrale.

E.C : Votre nom est apparu dans les médias il y a peu pour un concours que vous avez remporté avec d’autres étudiants en art design de l’Ensaama. Quel était votre création pour ce concours et comment s’est initié puis réalisé ce projet ?
J.R : En effet, ce concours inédit est issu de la collaboration entre le Campus des Métiers d’Art & du Design et le Mobilier National, une institution chargée de préserver et de créer le mobilier historique des bâtiments officiels de la République française. Il s’agissait de la première édition destinée à une sélection de cinq écoles parisiennes de design, dont l’Ensaama. C’était une opportunité inédite au vu du sujet imposé, qui était celui de la création du futur aménagement du Conseil des Ministres au Palais de l’Élysée. Le cahier des charges consistait en la conception d’une table modulable, de chaises et de fauteuils, de consoles, de lampadaires, de lampes à poser et d’un casier à téléphones. Notre proposition reposait sur trois valeurs : structure, dynamisme et unité, toutes les trois matérialisées par des plateaux adoptant chacun le profil organique d’une vertèbre, et dont la surface en fine couche de béton revendique des qualités de minéralité et de solidité. La table représente le conseil des Ministres comme étant la colonne vertébrale et la moelle épinière du Gouvernement.
L’intégration à un lieu aussi prestigieux, symbolique et patrimonial que le Salon Murat du Palais de l’Élysée nous tenait particulièrement à cœur, c’est pourquoi nous avons respecté les coloris de la pièce et réinterprété sa modénature sous la forme de trois liserés sobres et dorés se retrouvant sur la table et dans le dessin des lampadaires. Notre proposition a été validée par les jury du Mobilier National et de l’Élysée, récompensée le 8 septembre 2020 en tant que projet lauréat du concours puis présentée dans les médias et exposée au public à la Galerie des Gobelins lors de la Paris Design Week et des Journées du Patrimoine.
E.C : Quelle place tient ce projet dans votre jeune carrière ? Qu’avez-vous appris ou perfectionné à travers ce travail ?
J.R : Ce projet s’offre à moi et mes collègues (Misia Moreau, Lucille Poous et Étienne Bordes) comme une grande première, à la fois en tant qu’opportunité de sujet, de visibilité et de poursuite professionnelle. La conception du mobilier a été le fruit d’une réflexion collective. Concernant la phase opérationnelle, j’ai été chargé de réaliser l’intégralité des modélisations, des rendus réalistes, des maquettes en impressions 3D et des visuels d’intégration. Dans un second temps, j’ai également contribué à la création de la scénographie de l’exposition promotionnelle du concours à la Galerie des Gobelins. Notre sélection, en tant que projet lauréat, a le privilège d’être prototypée et fabriquée par l’équipe de l’Atelier de Recherche et de Création du Mobilier National, visant à promouvoir le design et la création contemporaine au sein de l’institution. Cette collaboration nous permet de bénéficier de tous les avantages d’un réel projet de designer professionnel, comme la signature de notre premier contrat, une rémunération, un suivi de réalisation, des échanges avec les artisans afin de répondre aux contraintes de conception techniques grâce à leur expertise, une sollicitation par des entreprises, une promotion du projet à travers de nombreux médias et interviews comme c’est le cas aujourd’hui avec vous, Équipe Créative.
E.C : Votre nouvel aménagement du Salon Murat du Conseil des Ministres pourrait représenter le travail de l’art design dans un service de l’intérêt général, un service de la nation et de ses institutions. Voyez-vous ce projet sous cet angle ?
J.R : Bien sûr, car le Conseil des Ministres représente le lieu de décision du gouvernement ayant des répercussions sur la nation et notre pays. Ce projet, en lien direct avec la prestigieuse institution qu’est le Mobilier National, représente également une première et un travail au service de notre patrimoine mobilier. En effet, celle qui était auparavant considérée comme la « table » du Conseil des Ministres était en réalité constituée de plateaux et de simples tréteaux en bois, cachés sous une énorme nappe grisâtre. Notre proposition répond à une commande d’État.
Les enjeux étaient multiples et de taille, notamment du point de vue de la symbolique mais aussi de la considération du cahier des charges et du respect du protocole. Ils témoignent cependant d’un réel intérêt de la Présidence pour la reconnaissance du design dans un lieu aussi remarquable que l’Élysée, représentant ainsi l’ouverture du Gouvernement et de ses institutions au monde contemporain et à la jeune création.

L’ensemble des pièces de mobilier du projet Medulla.

E.C : Avez-vous des occupations sans lien direct à l’art design qui vous servent cependant dans votre parcours d’artiste ? Vous essayez-vous à d’autres formes d’art pour élargir votre champ de considération et de réflexion ? Si non, quel autre art vous plairait-il d’essayer ?
J.R : En complétant ma passion pour l’histoire et le patrimoine que j’ai abordée précédemment et qui m’offre une source inépuisable d’inspirations, j’ai également été très tôt sensibilisé aux arts, notamment à la musique, dans toute sa diversité de styles et de genres. Je travaille toujours en musique. Cela me permet d’entrer dans une bulle sonore de création, adaptée selon mon humeur et l’univers du projet sur lequel j’œuvre. J’ai pu m’initier quelques années aux percussions. Il me plairait de reprendre une pratique musicale et pourquoi pas de m’essayer à un nouvel instrument, mélodique cette fois. À l’instar de la discipline personnelle propre à la musique, j’ai également pratiqué des activités en clubs dont les exigences de précision, de maîtrise du geste et de soi se retrouvent dans ma méticulosité et mon souci de perfection.
E.C : La recherche bibliographique tient-elle une place importante dans votre travail ? Pour la conception et la réalisation de produits design et architecturaux, certains courants et artistes vous inspirent-ils ?
J.R : Bien évidemment, et cette phase de recherches est directement en lien avec mon naturel curieux et intéressé. Selon moi, toute création, même la plus avant-gardiste qu’elle soit, se rattache indéniablement aux connaissances et, par conséquent, à ce qui existe ou a existé. C’est pourquoi j’accorde effectivement une place importante aux références à la fois culturelles, historiques, artistiques, artisanales et scientifiques. J’ai toujours apprécié chercher, fouiner, découvrir, comprendre et apprendre de nouvelles choses. Chaque référence m’amenant à une autre, ce travail de ramification élargit ainsi le propos, l’esthétique, la portée sémantique et narrative de mes projets.
Ces différentes inspirations relient souvent les domaines du design et de l’architecture et donc l’objet, le produit, à l’espace dans lequel il est inscrit. J’apprécie ainsi les artistes et designers qui sont des créateurs d’univers immersifs et expriment leur propre style à travers des expositions telles que AD Intérieurs. J’aime tout particulièrement l’approche du designer Ramy Fischler qui arrive à créer une relation spatio-temporelle harmonieuse entre héritage passé et enjeux contemporains, ainsi que le travail du designer Mathieu Lehanneur qui manie poétiquement le rapport entre la physique, les éléments naturels et les matériaux.
E.C : L’art design est une discipline nécessitant nombre d’actions manuelles, physiques, collectives. Comment aborder cette discipline en cette année de restrictions ? La contrainte nouvelle a-t-elle pu nourrir certains de vos projets et vous aider à définir nouvellement vos priorités artistiques ?
J.R : Il est vrai que depuis plus d’un an, nos conditions de vie actuelles en raison de l’épidémie du Covid-19 remettent en question bien des choses sur notre manière d’agir mais aussi de concevoir en tant que designer. Les contraintes d’ordre sanitaires et de distanciation sociale ont des répercussions non négligeables sur bon nombre de projets qui sont modifiés, voire même parfois annulés, à différents stades de leur évolution. Le confinement induit un recentrage de soi sur soi chez soi, où chacun y trouve subjectivement ses avantages et ses inconvénients.
Si l’intelligence consiste en la faculté d’adaptation, alors le design est l’un des vecteurs pouvant manifester cette intelligence. En tant que designer de produits, le constat est que les objets qui nous entourent sont potentiellement des vecteurs de transmission du virus. Il pourrait convenir d’induire des recherches inédites et d’intégrer les nouvelles contraintes sanitaires dans leur conception. Même si l’épidémie finira un jour par être maîtrisée, elle conduira sans nul doute à de nouvelles manières d’appréhender notre environnement et ce qui le constitue.

Julien Roos sur le stand de présentation du projet Medulla.

E.C : Les projets artistiques doivent-ils actuellement répondre à l’actualité ? L’art design est un travail de et sur l’environnement. Les circonstances actuelles nous pressent-elles à travailler, remodeler notre environnement ?
J.R : Tout dépend de la typologie d’environnement dans lequel on s’inscrit. Je pense surtout que les circonstances actuelles, majoritairement pessimistes pour l’avenir, nous incitent à nous remodeler nous-mêmes ainsi que le système et le fonctionnement social que nous avons créés en tant qu’êtres humains. D’après moi, ce n’est pas à l’environnement naturel de s’adapter mais bel et bien à ceux qu’il héberge. La plasticité du design peut effectivement contribuer à repenser ou revoir l’interactivité entre nous et notre environnement sans pour autant compromettre celui-ci. Cette question mérite d’être traitée à différentes échelles et degrés de priorités.
E.C : Vient maintenant notre rubrique libre. Souhaitez-vous ajouter quelque chose autant pour clore que pour ouvrir ce dialogue ?
J.R : Je vous remercie pour cette opportunité d’expression. Je pense qu’il est aujourd’hui nécessaire, dans un système mondialisé, d’accélération, d’instantanéité, en proie aux enjeux écologiques, sanitaires, politiques, sociaux et patrimoniaux, de revoir notre rapport aux différents temps présents, à savoir celui du présent du passé (la mémoire), du présent du présent (l’intuition), et du présent de l’avenir (l’attente). Cette pensée de Saint-Augustin m’interpelle tout particulièrement. Nous nous rendons compte de plus en plus que nos actions d’aujourd’hui auront des conséquences non négligeables sur notre lendemain. Le défi est pluriel et perpétuel. Il s’agit de s’adapter aux nouveaux enjeux contemporains tout en continuant de transmettre l’histoire de notre évolution aux générations qui nous succéderont et, au-delà, à celles que nous ne rencontrerons jamais. Notre devoir est de leur léguer l’opportunité de pouvoir découvrir toute la richesse, la beauté et l’unicité de notre monde. Il convient de décider où aller, tout en sachant d’où l’on vient.
Mai 2021
Entretient retranscrit de l’oral

Dialogue — Demelza Lesage

Comment profiter aujourd’hui de la danse classique et du ballet ? La nouvelle génération de danseuses et danseurs éclaire la voie grâce aux nouveaux terrains du digital. C’est justement en ligne que nous avons découvert la danseuse d’origine mulhousienne Demelza Lesage. Sur ses réseaux, Demelza met en avant les nouvelles tendances du textile durable pour la pratique de la danse et soutien l’égalité et la tolérance en partageant le témoignage de la danseuse Chloé Gomes. Bien évidemment, il s’agit également de parler de l’activité de Demelza dans la compagnie croate du HNK Split Ballet, car la danse reste avant tout un art physique se pratiquant dans un environnement insaisissable à travers un écran. De sa formation à Londres en Angleterre à ses passions pour la yoga ou le cinéma, découvrez la danseuse Demelza Lesage.

Équipe Créative : Bonjour et merci d’avoir accepté notre invitation. Comment en êtes-vous venue à pratiquer la danse classique puis à faire de danseuse votre profession ?
Demelza Lesage : Comme beaucoup de jeunes filles, j’ai commencé très tôt. C’était une jeune fille au pair qui m’avait dit que j’avais des pieds faits pour la danse et que je devrais en faire. J’ai commencé pour m’amuser quand j’avais 3 ans puis j’ai continué à pratiquer jusqu’à mes 12 ou 13 ans, âge où mes professeurs m’ont dit que je devrais tenter des concours d’entrée en école de formation professionnelle. Je suis partie de chez moi à 13 ans pour intégrer une école à Toulouse.
à mes 16 ans, j’ai intégré l’English National Ballet School de Londres pour 3 ans. Mon cursus à Londres ne représente pas des études supérieures véritables. Pour cela, j’aurais dû le poursuivre pendant 18 mois afin d’obtenir l’équivalent d’une licence. Mais l’ENBS m’a beaucoup apportée. J’y ai appris l’histoire de la danse et la notation de la danse (car il y en a une, un peu semblable à des partitions de musique).
J’ai ensuite été à Barcelone pour une formation pendant quelques mois puis j’ai obtenu un contrat professionnel à Londres qui a été annulé à cause du Covid-19. Un peu avant cela, j’avais entrepris de passer une audition pour intégrer une compagnie basée à Split en Croatie — audition à laquelle je n’avais pas pu aller. Le directeur de la compagnie s’était souvenu de moi et m’a alors proposé de  les rejoindre. J’ai accepté et j’ai rejoint la compagnie au mois de septembre 2020.
E.C : C’est à Split que vous avez commencé en tant que professionnelle ?
D.L : Juste avant de travailler avec ma compagnie actuelle en Croatie, j’avais eu un contrat d’un mois en été 2020 avec le Ballet du Rhin à Mulhouse pour danser dans Chaplin, un ballet passionnant sur la vie de Charlie Chaplin. C’était mon premier contrat professionnel.
E.C : Au cours de votre parcours par quelles méthodes de danse classique avez-vous été initiée et avez-vous perfectionné votre pratique ?
D.L : J’ai eu le droit à plein de professeurs de plusieurs nationalités à Toulouse. Américains, belges, français, etc. J’ai appris au travers des techniques françaises et anglaises ainsi que par la méthode russe appelée Vaganova. Je n’ai pas appris par la méthode Cecchetti. Ce style d’origine italienne est notamment répandu en Angleterre mais je ne l’ai personnellement jamais utilisé. Globalement, mon apprentissage a été mixte car je n’ai pas eu de professeurs privilégiant une unique technique. J’ai également appris d’autres styles de danse comme le hip-hop, le modern-jazz, la danse contemporaine, les claquettes ou encore la danse de caractère, qui est essentielle dans certains grands ballets classiques (Le Lac des Cygnes, La Belle au Bois Dormant).
Aujourd’hui, il n’y a plus de compagnies qui proposent uniquement de la danse classique. Bien qu’il existe encore quelques grandes compagnies comme le Bolchoï qui proposent presque exclusivement du classique, les danseurs et danseuses apprennent plusieurs styles de danse dans leur formation et la polyvalence est recherchée. Se focaliser uniquement sur la danse classique peut-être un frein dans une carrière. Par exemple, le contemporain m’aide à parfaire ma danse classique et m’apporte plus de relâchement dans une danse très rigide.
E.C : Vous aviez commencé la danse en France puis vous êtes passée par l’Angleterre. Ce sont deux pays forts d’une grande tradition de la danse. Quel regard portez-vous sur le fait de pratiquer un art assez ancien, ancré dans la tradition et démodé pour certains ?
D.L : Je ne suis pas quelqu’un à fond pour les traditions. Dans l’enseignement notamment, la danse est encore très conservatrice et le danseur est souvent considéré comme étant là pour exécuter uniquement, sans avoir de voix propre. À l’English National Ballet, la parole était assez ouverte, ce qui m’avait plu.
Pour ce qui est des thèmes abordés par la discipline, les histoires portent souvent sur des princes et des princesses. Cela ne me parle pas vraiment. Pour autant, de nombreux ballets sont adaptés en histoires plus modernes et certaines adaptations sont plutôt réussies. Par exemple, Giselle a été adapté par Akram Khan (chorégraphe à l’English National Ballet et ancien danseur). Dans la version de Khan, Giselle fait partie d’une communauté d’ouvriers immigrés travaillant dans une usine (the Outcast). Dans la version originale, c’est le clash entre les paysans (dont fait partie Giselle) et la noblesse, alors que dans la version moderne, ce sont les ouvriers immigrés contre les propriétaires.
Il y a des œuvres comme celles de Marius Petitpa qui conservent dans leur version originale des séquences de danse alternées par des séquences de mime. Aujourd’hui, tout le monde ne comprend pas tous les codes derrière ces mimes et la chorégraphie peut de ce fait sembler très hachée. Je préfère quand le corps est au centre de l’interprétation d’un bout à l’autre de l’histoire, plutôt que d’avoir une alternance de danses et de tirades ou de mimes. J’apprécie ainsi davantage les ballets classiques créés plus récemment, comme Roméo et Juliette ou Manon Lescaut.
E.C : Le contexte actuel a pu entrainer un élargissement du public, comme par exemple les 120 000 spectateurs du gala numérique d’ouverture de l’Opéra de Paris. En lien avec les évolutions de cette année et des dernières décennies, recevez-vous des retours de spectateurs qui demandent à voir autre chose en danse classique et en ballet, ou bien ne veulent pas de changements ?
D.L : L’ouverture à un public plus large en ligne est super car venir voir une représentation à l’Opéra de Paris représente une somme certaine et on retrouve souvent les mêmes personnes dans les tribunes, ce qui est dommage. La danse contemporaine a plus de succès en ce moment et, comme elle reste très fermée, beaucoup de personnes accusent la mort de la danse classique. En conséquence, certains essayent de réadapter les grands ballets classiques car ils posent beaucoup de problèmes, notamment en terme de discrimination raciale. Il y a beaucoup de ballets dans lesquels les danseurs devaient se maquiller tout en noir, un peu à l’image de films hollywoodiens comme Autant en Emporte le Vent qui font aussi polémique en ce moment. Réadapter les ballets peut être vraiment intéressant, mais pour ce qui est de la question des prix je ne saurais pas comment y remédier (rires).
Progressivement, la danse classique évolue pourtant. Il y eu Béjart qui a notamment transporté la discipline dans des stades, dans des arènes, et a permis à un public plus large d’en profiter de manière physique. La situation actuelle reste souvent contraignante pour assister physiquement à des représentations mais c’est un contexte qui permet aux danseurs de créer des contenus alternatifs, en se filmant chez soi par exemple. Cela apporte de la créativité et de l’ouverture à un public encore plus large, notamment sur les réseaux sociaux.
E.C : Est-ce que le contexte transforme jusqu’à renouveler le rôle du danseur ?
D.L : Le contexte fait surtout beaucoup de bien pour la créativité et la capacité d’initiative des danseurs. Le danseur classique aime qu’on lui dise ce qu’il faut faire (rires). Tout doit être carré et exécuté sans défaut. C’est souvent une question d’esthétique plus que de ressenti. J’adore voir comment les danseurs se sont mis à créer de nouvelles choses et pas juste refaire ce qui existe déjà et qui a été créé par tel ou tel chorégraphe.
Pour ma part, je me suis filmée en dansant et j’ai réalisé un petit montage vidéo. La vidéo a eu un succès important sur Facebook, ce qui est plutôt rare avec ce réseau (rires). J’ai reçu de supers messages de gens qui me disaient « It made my day » (« Ça a refait ma journée »). Beaucoup de gens se sont mis à regarder davantage les arts, à les pratiquer aussi, et pour la danse classique notamment, cela a fait du bien. Cette dernière reste encore très limitée à cause de la situation sanitaire. L’un des problèmes qui se pose est qu’il faut un sol très particulier pour s’entraîner, un miroir, de l’espace. Sans studio, c’est presque impossible de s’entraîner correctement.
E.C : La danse prend beaucoup de temps. L’interruption vous a permis de vous tourner vers d’autres arts, de vous intéresser à d’autres choses ?
D.L : Quand je n’avais rien à faire pendant le confinement, j’ai réussi à rentrer dans une agence de mannequinat à Paris. Finalement, je n’ai pas eu de boulot par cette agence mais ça a été une super expérience de découvrir ce domaine qui ne me passionne pas vraiment d’ordinaire.
Quand j’étais en quarantaine en Croatie, j’ai commencé un cours en ligne sur la science du bonheur. J’aime beaucoup la psychologie et les sciences, j’étais donc ravie d’avoir un cours regroupant les deux approches. J’ai appris énormément mais je suis tellement intéressée par tout que j’ai profité de la période pour faire plein de choses, regarder des conférences en ligne, lire, me remettre au tricot, marcher dans la ville de Split… Tant de choses m’intéressent. Je ne me limite pas.
E.C : Parmi les œuvres que vous avez déjà eu l’occasion d’interpréter, y en a-t-il une qui vous a particulièrement marquée ?
D.L : Je n’ai pas encore eu l’occasion d’interpréter beaucoup professionnellement. Mais, dans le cadre d’une dissertation scolaire à l’English National Ballet, j’avais interprété Le Jeune Homme et la Mort écrit par Jean Cocteau et chorégraphié par Rolland Petit. Sans trop en révéler, c’est l’histoire d’un peintre qui voit une femme rentrer chez lui et qui ne sait pas si cette femme est réelle ou si c’est la Mort. J’avais adoré l’interprétation de Nicolas Le Riche dans le rôle du peintre. Ma dissertation portait sur comment on adapte une histoire, comment on raconte une histoire sur scène. J’avais choisi cette pièce très forte émotionnellement, très humaine, qui je pense pourra parler à tout le monde car elle n’est pas très technique. En effet, avec cette pièce, le challenge n’était pas la technique mais l’interprétation. Et j’ai adoré. À sa sortie, la pièce a été vivement critiquée pour ce côté inhabituellement théâtral.

Demelza s’exerçant avec ses partenaires du HNK Split Ballet.

E.C : Comment s’approprie-t-on un personnage de ballet ? Comment interprète-t-on sa chorégraphie et ses émotions ?
D.L : Parfois le personnage est secondaire, donc on apprend essentiellement les pas. Au début de sa carrière, on est impliqué dans des danses de groupe, on ne doit donc surtout pas trop « se faire remarquer » et faire unisson avec le reste du groupe de danseurs.
Quand j’ai interprété Le Jeune Homme et la Mort, je me suis pas mal documentée sur l’œuvre, sur l’auteur. Je regardais différentes interprétations existantes. Si le ballet part d’un livre, j’ai envie de lire le livre. Si l’histoire est tirée d’un film, j’ai envie de regarder le film. Enfin, j’ai toujours beaucoup été intéressée par le cinéma, ce qui relève de l’acting — j’ai un frère comédien et un frère réalisateur qui m’ont apportés une culture autour du cinéma. En général, les danseuses ne sont pas trop intéressées par la part d’expression faciale ni par l’interprétation. Mais pour moi, il faut plus que simplement la danse « brute ». Pour la représentation de Le Lac des Cygnes au HNK Split, j’avais justement le rôle d’un cygne qui se trouve dans un asile psychiatrique et doit, à un moment, avaler une pilule en comprimé. Je devais jouer, pas seulement mimer le passage entre des pleurs, des larmes, des rires. C’était vraiment intéressant comme expérience. Sur le moment, on ne sait plus qui on est (rires).
Des fois, il y a une histoire importante derrière un personnage. Des fois, pas du tout. Dans ces cas-là, il s’agit de trouver un moyen de garder le sourire, de s’approprier le personnage.
E.C : Y a-t-il un élément que la danse vous a appris et qui vous semble essentiel pour tout individu ? Dans le même registre, y a-t-il quelque chose que cette activité et son milieu n’apprennent pas, mais qui devrait pourtant être enseignée ?
D.L : La danse apporte beaucoup de bonnes choses, surtout la danse classique qui met l’accent sur la persévérance, le travail dur. Ce n’est pas juste le corps que l’on entraîne, c’est aussi le mental. Pour moi, ce qui manque dans la danse classique, c’est qu’on ne s’occupe pas assez de notre corps. On s’écoute peu et on a tellement envie de danser qu’on va souvent insister sur des blessures, mais c’est là qu’elles s’aggravent.
Il y a pourtant aussi des mauvais côtés dans la danse. On nous dit dès le plus jeune âge de travailler plus dur, ce qui peut pousser à toujours vouloir en faire plus, voire trop. Pour ma part, j’ai eu la chance de ne jamais rencontrer ça mais, dans certaines compagnies, on force certaines danseuses à se faire vomir pour maigrir. J’ai une amie qui l’a vécu au Bolchoï et je trouve ça fou que ça arrive encore aujourd’hui. La danse c’est vraiment une discipline. On doit surveiller la manière dans laquelle on dort ou avec laquelle on mange pour être à 100% durant les spectacles et les entraînements. Ça représente donc des sacrifices que je ne regrette pas d’avoir fait, mais je sais que ce n’est pas fait pour tout le monde.
Avec du recul et ce que j’ai eu l’occasion d’apprendre pendant le confinement, je pense qu’il faudrait intégrer plus d’accompagnement psychologique et mental. Bien respirer et avoir une bonne approche mentale du sport est important je pense. Je fais pour ma part des exercices de respiration grâce au yoga — sans être dans tout ce qui relève du spirituel, car ce côté-là m’emmerde (rires). Je le recommande vivement.
Il faut vraiment apprendre à se canaliser et à rester fidèle à une pratique intelligente. Quand j’étais petite, je pratiquais la danse en loisir et je ne me posais pas cinquante mille questions. Plus tard dans l’adolescence, j’ai eu l’attitude opposée : j’arrivais la première et repartait la dernière des entraînements au point que j’en faisais trop et que je faisais mal. Aujourd’hui, après mes lectures et mes nouvelles connaissances, je me dis que c’était logique et que j’aurais adoré qu’on m’apprenne plus tôt ces choses-là. Après ma carrière de danseuse classique, j’aimerais justement faire quelque chose dans ces domaines-là. Devenir prof de yoga ou aller vers quelque chose en psychologie me plairait, car je sais qu’avec mon expérience de sportive, de danseuse professionnelle qui est passée par tant de choses, je pourrais aider des danseurs et des sportifs.
E.C : Vous commencez tout juste à travailler avec une nouvelle compagnie de danse à Split en Croatie. Comment se déroulent vos débuts avec ce nouveau collectif ? Découvrez-vous en Croatie de nouvelles manières d’appréhender et de pratiquer votre activité ?
D.L : J’ai rejoint la compagnie à la mi-septembre. L’intégration a été très rapide. Les danseurs sont vraiment sympas et m’ont très bien accueillie. De plus, on a accès à un logement en résidence commune, ce qui est plutôt rare pour une compagnie. J’ai donc tout de suite été mêlée aux jeux qu’ils organisaient et à plein de petits événements. L’ambiance dans cette compagnie est géniale, ce qui est plutôt rare pour le coup.
E.C : Sur vos réseaux, on peut vous voir avec ce collectif de danseurs. Vous semblez très liés. Entre le film Black Swan et la convivialité dans votre compagnie, il y a finalement un monde.
D.L : Il y a des clichés et des réalités. J’aime beaucoup le film Black Swan même s’il n’a pas beaucoup aidé pour l‘image de la danse classique (rires). Des rivalités internes, beaucoup de tension et d’autodestruction sont des choses qui arrivent comme en gymnastique où d’autres milieux où la compétition est rude, mais c’est pas toujours le cas. La compétition, selon moi, doit avant tout être avec soi-même. Dans ma nouvelle compagnie, c’est vrai que j’ai été étonnée de voir à quel point l’ambiance est agréable.
E.C : Y a-t-il beaucoup de turnover dans les compagnies ?
D.L : Ça dépend. À Split, il y a des danseurs qui sont dans la compagnie pour toute la durée de leur carrière mais il y a aussi des danseurs qui restent moins de temps, qui veulent rejoindre d’autres compagnies et qui partent après un plus ou moins long passage dans la compagnie. C’est vraiment variable. Certains restent toute leur carrière avec un unique contrat, d’autres veulent tenter de nouvelles aventures. Pour ma part, j’aimerais travailler avec d’autres compagnies et ne pas rester toujours au même endroit.
E.C : Où souhaitez-vous aller après Split ? Découvrir une nouvelle culture de la danse aux États-Unis, par exemple ?
D.L : Les États-Unis, ce n’est vraiment pas mon truc. Premièrement car les compagnies ne dansent que six mois dans l’année, pour la plupart. Pendant les six mois restants, on n’est pas rémunérés. Le Canada m’intéresse assez. Autrement, surtout l’Europe. En Allemagne, en Angleterre ou en France avec le Ballet du Rhin. J’y prends encore des cours en été pendant les congés, et ce depuis mes 16 ans.
E.C : Y a-t-il beaucoup de nationalités représentées dans votre compagnie, en Croatie ?
D.L : Il y a notamment des danseurs japonais et coréens, australiens, espagnols ou américains. Des danseurs venant également de Moldavie et d’Albanie, deux nationalités que je n’avais pas encore rencontré. Pour le coup, le monde de la danse est très ouvert à toutes les cultures, très tolérant sur les différentes sexualités. Je pense que c’est dû au fait que l’on soit en contact physique permanent, et qu’on unis par notre amour de la danse. En général, la danse classique est en retard sur plein de choses, mais sur ce point je dirais que c’est vraiment ouvert et plutôt en avance.
E.C : Il y a cependant un retard dans la manière de sélectionner les jeunes danseurs ou d’accueillir certains danseurs de couleur de peau noire.
D.L : Ça dépend des écoles et de compagnies, encore une fois. Par exemple, une maîtresse du Staats Ballet de Berlin a divulgué récemment des propos racistes à l’égard de la française Chloé Lopes Gomes, première danseuse noire à rentrer dans la compagnie. En général, les maitres de ballet ont plutôt une grande autorité dans les compagnies.
E.C : Cela vous intéresserait-il de faire maîtresse de ballet après votre carrière de danseuse ?
D.L : Pas vraiment. À mes yeux, un maître de ballet est assez proche d’un professeur. Je préfère danser qu’expliquer comment danser (rires). Éventuellement le métier de chorégraphe m’intéresse vraiment, mais je ne me vois pas faire maître de ballet. Peut-être que je changerai d’avis par la suite, mais je ne vais pas nécessairement continuer dans le domaine de la danse. Actuellement, je ne suis pas quelqu’un qui me ferme à toute opportunité ou qui dirait que je ne suis rien sans la danse classique. Bien sûr, je voudrais toujours danser, mais c’est pas ce qui me définit. Il y a tellement d’autres choses qui m’intéressent que je ne serais pas perdue sans la danse.
J’essaie de penser à une chose à la fois. Je suis encore jeune (ndlr ; Demelza Lesage a 22 ans) et je veux continuer à danser. Mais comme beaucoup d’autres danseurs, en fin de carrière, je commencerai sûrement de nouvelles études pour me diriger vers un autre métier.
E.C : Vient maintenant notre rubrique libre. Que souhaiteriez-vous ajouter pour clore autant que pour ouvrir ce dialogue ?
D.L : « Support the Arts ! » (rires).
Mai 2021
Entretien retranscrit de l’oral
Crédit photographiques : Noel Shelley et Igor Glushkov

Dialogue — Olga Kotova

L’année 2021 est propice au renouveau et à la reconstruction de nos visions sur l’art et la création. Les initiatives et projets dans le domaine de l’a mode se multiplient de toutes parts. Mais est-ce pour le bien de nous autres, consommateurs ? En voyant les créations de Olga Kotova et de sa marque Masha with Maria (aussi connue sous Masha Maria ou MwM), la réponse est oui. Basée à Amsterdam, ses designs colorés et raffinés apportent une touche de brillance dans nos garde-robes en respectant la planète à travers une production à taille humaine et l’utilisation de matériaux recyclés et réutilisables.

Équipe Créative : Bonjour et merci d’avoir accepté notre invitation. Vous avez lancé votre marque de vêtements appelée Masha with Maria en 2017. Que veut dire Masha Maria pour vous ? Le nom a-t-il une signification particulière ?
Olga Kotova : Oh oui, certainement. J’ai appelé ma marque Masha Maria d’après ma grand-mère, Maria. En Russie, c’est un nom plus doux pour Masha. Elle représente tout pour moi. Sa gentillesse, son énergie positive sont inspirantes. Bien sûr, c’était aussi une femme très à la mode, pas tant par ce qu’elle portrait mais par le soin qu’elle y apportait et qui m’a inspirée à faire et partager ce que je fais aujourd’hui.
E.C : Vous êtes-vous toujours centrée sur la mode ? Quelle formation avez-vous suivie avant de lancer Masha Maria ?
O.K : Pas du tout. En fait, la première licence que j’ai faite était en Marketing et Communication, à la suite de laquelle j’ai travaillé en tant qu’agente comptable pour une grande agence de publicité. Par la suite, j’ai déménagé un peu plus près de l’endroit que je voulais et j’ai suivi des études en infographie et direction artistique en Italie. Aujourd’hui, je travaille comme infographiste, directrice artistique et productrice à Amsterdam. Il y a environ 4 ans, j’ai pris mes premiers cours de broderie puis j’ai suivi un cours de fabrication de modèles pendant 6 mois, à Amsterdam. En 2017, j’ai enfin lancé ma marque. Comme vous pouvez le voir, je suis quelqu’un d’assez hybride sur plusieurs métiers, ce qui me permet de diriger mon entreprise à moi seule.
Pour être honnête, quand j’avais 15 ans, je voulais pourtant entrer en école de mode mais je n’avais pas les ressources financières nécessaires pour le faire, ce qui me satisfait. J’apprécie que la façon de créer s’inspire du monde qui nous entoure, et que les vêtements que je dessine sont faits pour être portés dans la vie de tous les jours.

Le chic et classique manteau « Emma ».

Veste de pluie créée en collaboration avec l’artiste new-yorkais Cute Brute.

E.C : Qui porte Masha Maria ? Pour quelle humeur et quelles occasions avez-vous pensé vos vêtements ? Certaines de vos créations sont-elles uniquement pour hommes ou unisexes ?
O.K: Mon idée était d’avoir une marque unisexe. En réalité, le modèle court de la veste est vendu à la fois pour les hommes et les femmes. Bien sûr, en ce moment c’est le côté féminin de la marque qui prédomine, mais je vous promets que cela changera à l’avenir.
Les clients qui achètent Masha Maria recherchent du changement, sont conscients d’eux-mêmes, conscients des choix qu’ils font en matière de vêtements et ont un sens de l’humour. Je crée des vêtements d’extérieur heureux, honnêtes et artistiques. Comme je l’ai mentionné plus tôt, je veux que mes vêtements puissent être portés tous les jours, pour vous remonter le moral, pour s’exprimer.
E.C : Des sweats aux manteaux, et ce jusqu’aux écharpes, vous ne produisez qu’avec des matériaux recyclés et vous fabriquez chaque pièce à la main. Pourquoi avez-vous choisi cette manière de créer ?
O.K : J’ai moi-même été une consommatrice compulsive de la fast-fashion, jusqu’à un certain point où j’ai compris qu’en achetant une pièce qui a été produite en série par million vous arrêtez de la chérir. Nous accordons de la valeur à une chose seulement si cette dernière a été faite et pensée pour une raison bien précise, et pas uniquement pour servir une valeur marchande. Renouer avec la valeur en créant quelque chose d’unique, tel est mon objectif. Utiliser des matériaux recyclables et durables est une manière honnête et transparente pour créer quelque chose d’unique. En plus, c’est un défi : c’est tellement drôle d’utiliser une couette et de lui redonner une fonction qui diffère de sa fonction initiale. Cela permet de voir le monde d’un autre œil, plus curieux.
E.C : Avez-vous rencontré des difficultés en faisant le choix de produire vos vêtements de manière plus éthique ?
O.K : Certainement. Pour l’approvisionnement et la production. C’est toujours plus simple d’imaginer que d’exécuter. Quand j’ai commencé à chercher un atelier qui me permettrait de produire plus de pièces, c’était extrêmement difficile étant donné que toutes les compagnies de production travaillent avec un modèle — cinquante pièces de la même couleur. J’avais du mal à trouver cette personne si spéciale qui ne court pas après les chiffres. Finalement, j’ai fini par la trouver à l’atelier Els Roseboom à Amsterdam. Le propriétaire s’est montré curieux d’expérimenter la production de vêtements d’une manière différente, et je lui en suis très reconnaissante !

Séance shooting avec les modèles iconiques de Masha Maria.

E.C : D’où viennent vos matériaux (laines, etc) et comment est imaginé et fabriqué chaque vêtement ?
O.K : Tous mes manteaux sont faits à partir de véritables couettes vintage en laine que j’ai fait approvisionner toute l’année des quatres coins des Pays-Bas. À l’heure d’aujourd’hui, je sais déjà où je peux les trouver, mais tous les ans cela devient plus difficile étant donné que les pièces vintages sont uniques et ne sont produites qu’en un certain nombre d’exemplaires. Les boutons que vous voyez sur les manteaux sont aussi tous différents. Ils sont vintage et je les achète d’Espagne, d’Italie, de Grèce et de France sur Etsy.
Si je pouvais ajouter une anecdote au sujet de ma production, moi-même je ne sais pas à quoi le manteau va ressembler tant qu’il n’est pas terminé. Je ne travaille pas avec un sample/modèle pré-existant, hormis pour la coupe. Pour le coloris, je ne le connais pas à l’avance. Je visualise donc dans ma tête comment la couleur pourrait rendre tout en me focalisant sur la couverture. C’est une telle surprise pour moi que de récupérer les manteaux une fois finis à l’atelier.
E.C : Vos créations sont faites à la main, elles sont par conséquent uniques. Cependant, vous proposez différentes tailles et la possibilité de créer en plusieurs exemplaires un modèle en particulier, n’est-ce pas ? Peut-on commander une taille spécifique qui n’est pas proposée sur le site internet, ou qui est temporairement en rupture de stock ?
O.K : J’ai en tout 4 tailles pour mes manteaux — XS, S, M et L. Le modèle est oversize et taille large, ce qui permet aux clients d’être plus flexible en choisissant la taille. Auparavant j’offrais la possibilité de commander sur mesure également, mais vu la situation actuelle, ce n’est plus possible. J’espère pouvoir renouer avec cette option à l’avenir.

Journées portes ouvertes avec Olga à la boutique Masha Maria, Amsterdam.

E.C : Vous êtes basée aux Pays-Bas. Comment vos créations font-elles écho avec la culture hollandaise ? Les tons des vêtements sont-ils inspirés par une tradition hollandaise ou tout autre artiste ?
O.K : Pour tout vous dire, je ne suis pas hollandaise moi-même. Je suis une citoyenne du monde — c’est ce que certaines personnes disent de moi. Je suis à moitié russe et à moitié hongroise, j’ai vécu en Suède, en Italie, aux États-Unis, en Allemagne, et maintenant à Amsterdam. Je dirais que vous pouvez voir toutes ces influences culturelles dans mes vêtements, leurs formes et leurs couleurs. Je pense que, d’une certaine façon, je peux également représenter la culture hollandaise, étant donné que les Pays-Bas ont toujours été à la croisée des chemins grâce au commerce et à l’exploration qu’ils ont de la nature.
E.C : Vous avez collaboré avec des dessinateurs européens à la création d’une collection limitée de vestes de pluie. Comment est né ce projet ?
O.K : J’avais ce projet en tête depuis presque deux ans avant qu’il puisse être finalisé. Je peux vous dire que le fait de vivre dans une ville comme Amsterdam m’a donné l’idée de pouvoir porter des vêtements plus colorés et joyeux par temps gris et pluvieux. En fait, c’est la raison pour laquelle je travaille autant les vêtements d’extérieur : je trouve qu’ils sont sous-cotés et ne suscitent pas autant d’intérêt. Les gens font tellement attention à ce qu’ils portent sous leurs veste alors qu’en réalité vous avez cette couche supplémentaire de vêtement d’Octobre à Mars, qui en dit tellement plus sur vous.
Pour en revenir au projet des vestes de pluie, je voulais créer des vestes colorées en utilisant du PET pour en faire des vestes les plus durables possibles. En tant qu’infographiste, je sais à quel point c’est dur d’être remarqué et de travailler avec des illustrateurs différents. La meilleure façon de leur laisser carte blanche sur la veste était de faire appel à des artistes du street art. Ce projet était très dur à exécuter car l’imprimé sur ce type de matériau (un mélange de polyesters recyclés et de PET waterproof) est particulièrement difficile à réaliser. Mais je suis très satisfaite du résultat.
E.C : Ces collaborations aident vraiment à accélérer la transition vers une mode plus écologique. Considérez-vous une collaboration future avec d’autres artistes ?
O.K : Totalement. Je pense qu’à travers les collaborations nous apprenons les uns des autres. Ces échanges sont absolument nécessaires pour avancer ! J’ai déjà une liste d’artistes avec qui je prévois de travailler.
E.C : Nous voici arrivés à la rubrique libre. Voulez-vous ajouter quelque chose pour conclure ou ouvrir encore plus le dialogue ?
O.K : « Soyez vous-mêmes, car tout le monde est déjà pris. » Ce conseil d’Oscar Wilde m’inspire toujours. Les gens ne se voient que d’une seule façon, essayent d’être quelqu’un d’autre, mais en réalité, sous toutes ces couches, vous trouverez votre “moi” véritable qui est unique. Si vous voulez devenir quelqu’un, poursuivez vos rêves, n’attendez pas le moment idéal, car il n’y en a pas. Commencez aujourd’hui, à cet instant, à travailler sur qui vous voulez devenir.
Mai 2021
Retranscrit et traduit de l’anglais au français

Dialogue – Valentin Husson

Si renouer avec la culture a dû parfois attendre durant cette année 2020, c’est avec joie que nous vous dévoilons aujourd’hui notre échange avec le philosophe Valentin Husson à l’occasion de la sortie de son deuxième ouvrage L’Ecologique de l’Histoire, publié chez Diaphanes et préfacé par le philosophe Jean-Luc Nancy. En résonance avec la crise actuelle autant qu’avec l’entière dynamique de reconsidération de la nature et de sa protection ainsi que de celle de la propriété, les mots et les lectures de Valentin Husson constitueront une entrée en matière ou pourront servir une lecture de la confirmation remarquable pour tous passionnés et curieux d’une philosophie proprement avertie des enjeux contemporains.

Équipe Créative : Bonjour et merci d’avoir accepté notre invitation. Pouvez-vous nous dire quel a été votre parcours pour en arriver à la philosophie et à l’écriture d’ouvrages ?
Valentin Husson : J’ai eu la chance de lire de la philosophie assez jeune, vers 15 ou 16 ans. Ma sœur aînée, qui au demeurant n’étudiait pas la philosophie mais la biologie, s’était passionnée — comme bon nombre d’élèves ayant eu un professeur marquant en classe de Terminale — pour cette discipline. Elle m’entretenait de ses lectures fiévreuses, de Levinas notamment. Une autre chance non-négligeable était qu’elle avait dans sa bibliothèque des ouvrages philosophiques : Levinas, bien sûr, mais aussi Kant, Simone Weil ou Montaigne parmi tant d’autres. Mon père possédait également les œuvres complètes de Platon et de Rousseau dans la belle collection de « La Pléiade » que les grands enfants qu’on nomme communément les adultes se plaisent plus à contempler qu’à lire. J’avais donc à ma disposition un matériau conséquent pour entamer mon cheminement dans la philosophie.
Pour autant, l’auteur qui m’a véritablement amené à la philosophie est celui dont ma sœur me parlait avec le plus de verve : Levinas. Pour tout vous dire, le jour où, décidé à lire de la philosophie, je me suis retrouvé nez-à-nez dans les étagères de cette bibliothèque avec la Critique de la raison pure de Kant et Autrement qu’être et au-delà de l’essence de Levinas, la décision s’est prise d’elle-même. Au parpaing, j’ai préféré l’épaisseur de la tuile. À ce propos, le titre si curieux du livre de Levinas attirait mon attention. J’y voyais là une torsion grammaticale de la langue française qui m’interloquait et nourrissait ma curiosité et mon envie. J’ai donc entamé, dès l’âge de 16 ans, la lecture de cette œuvre si exigeante et quasi incompréhensible pour qui n’a pas une culture très solide de la tradition philosophique, surtout du XX° siècle philosophique. Mais où il y a résistance, il y a aussi de la persévérance. J’ai par conséquent persévéré dans cette lecture, ébloui que j’étais par le style levinassien haletant, comme si Levinas avait écrit ce livre d’un seul et même souffle. Aujourd’hui encore, c’est à Levinas que je dois ma première traversée de la tradition. Il considérait qu’il n’existait que cinq grands livres de philosophie : Phèdre de Platon, Critique de la raison pure de Kant, Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Les essais sur les données immédiates de la conscience de Bergson et Être et temps de Heidegger. Je me suis lancé dans l’étude de ces monuments de pensée avant même mon entrée en première année de faculté. J’avoue que mon panthéon serait aujourd’hui tout autre. J’ajouterais, en retranchant peut-être Heidegger, un livre de Descartes, de Spinoza, de Nietzsche, de Marx ou de Freud. Massivement, Levinas me semble malgré tout toujours avoir raison.
C’est ainsi que suis entré à l’Université, en étudiant tous les auteurs qui me semblaient nécessaires pour écrire. En définitive, très tôt, une seule chose m’intéressait : écrire. « Bon qu’à ça » comme disait Beckett. Tout mon parcours universitaire qui m’a conduit jusqu’au doctorat était indexé à cela : quelles peuvent être les conditions optimales pour donner un jour sa vie tout entièrement à l’écriture ? L’enseignement s’est ainsi présenté naturellement comme une nécessité. Je suis donc devenu prof — je reviendrai sur ce point plus loin dans l’interview, car l’enseignement n’est pas, pour moi, une futilité ou un « à-côté ». Bien au contraire ! L’enseignement participe de l’écriture et la rend possible à bien des égards.
J’en suis donc arrivé à « faire » de la philosophie. Ou plutôt, c’est la philosophie qui m’a fait, car nous n’allons pas à la philosophie, mais c’est plutôt la philosophie qui vient à nous.
L’écriture de livres est venue naturellement sanctionner ce parcours. Je suis quelque peu graphomane. J’écris d’ailleurs plus que je ne publie — je publie mon second ouvrage mais j’ai déjà cinq autres essais qui sont prêts pour la publication, sans compter ma thèse. L’écriture n’est pas un accident, elle a été le moteur de mes études et de ma passion philosophique. Je ne vis que dans l’écriture et comme tout écrivain de la philosophie, je suis un monstre d’appropriation. Je ne peux rien vivre qui ne se transforme déjà en texte. Je ne travaille pas incessamment, cela me travaille sans relâche. C’est la joie même de l’écriture et son versant pathétique. Mais tout cela revient à la psychanalyse. Symptôme, oblige.
E.C : Dans vos nombreuses références, quels écrits vous ont particulièrement marqués ? Y a-t-il des ouvrages qui se sont imposés à vous au point d’être des symboles d’une période de votre vie ?
V.H : Premièrement, Autrement qu’être de Levinas. Ça a été la période de l’adolescence, celle de l’absolu, de la radicalité (éthique plus que politique). Mais je pourrais ajouter Heidegger par la suite, qui m’a tout autant impressionné que rebuté, lorsque j’ai pu lire Être et temps (1927) ou les Beiträge zur philosophie (1936).
Il y avait, à l’Université de Strasbourg, d’éminents lecteurs de Heidegger quand j’y étudiais. De plus, la ville de Strasbourg a toujours été considérée, à tort ou à raison, comme un haut lieu de la transmission de la philosophie heideggerienne, puisque Lucien Braun, Lacoue-Labarthe et Nancy y enseignaient. À cette même époque, j’ai quasiment lu tous les ouvrages de ces deux derniers philosophes pour qui je garde une immense admiration. Il y a eu Marx, aussi. Ça a été la période des grèves de la LRU, la période estudiantine et politique — j’avais d’ailleurs en son temps rédigé un mémoire sur Marx et Badiou (assez critique à l’égard de ce dernier). Par la suite, j’ai beaucoup lu Derrida et Lacan en me laissant séduire par la profondeur labyrinthique de leur pensée et par leur style redoutable et à propos duquel il y aurait tant à dire, au-delà de tous les clichés des mélophobes de l’Université qui condamnent toute écriture parce qu’elle serait trop musicale ou littéraire. À la manière de Joseph II disant à Mozart : « Une musique formidable mon cher Mozart, mais il y a cependant quelque chose (…) Il y a je pense trop de notes dans cette partition ! »).
Enfin, j’ai été soufflé par Nietzsche — Aurore est pour moi un livre indépassable, chose que je partage avec mon ami et éminent spécialiste de Nietzsche, Dorian Astor — par Ethique de Spinoza ou encore par Freud – Propos d’actualité sur la guerre et sur la mort est une œuvre méconnue mais également indépassable pour comprendre notre crise sanitaire et écologique actuelle. Il y a aussi Malaise dans la civilisation. Au fond, je dirais après ces années d’étude et de lectures carnivores qu’il n’y a que deux monuments intangibles pour moi (c’est très partial, j’en conviens). Il s’agit de Platon et d’Hegel — et peut-être Kant et Nietzsche, car ce dernier est toujours devant nous et possède toujours un coup d’avance. Pourquoi ce choix ? Parce qu’ils ont tout dit. Le reste n’est qu’une paraphrase, ou bien une note en bas de page comme disait Whitehead. Plus ou moins habile afin de répondre aux problèmes de son temps. La philosophie n’est qu’une répétition. L’histoire de la philosophie demeure dans ce quasi-vers – insondable de profondeur – de Mallarmé, que je me suis permis de modifier : « Telle qu’en Elle-même l’éternité enfin la change ».
E.C : Votre deuxième ouvrage, L’Ecologique de l’Histoire (préfacé par J.-L. Nancy) devait sortir en avril aux éditions Diaphanes (collection « Anarchies »). Le premier qui s’intitulait Vivre(s) : malaise dans la culture alimentaire (Éd. Les contemporains favoris) est paru en 2018. D’où est partie l’idée des deux livres et que cherchent-ils à transmettre ?
V.H : Notre premier essai, Vivre(s) : malaise dans la culture alimentaire, essayait de dégager les conditions de possibilité d’une revitalisation de la vie exposée à sa dévitalisation, son appauvrissement et concourant à toutes les dépressions et tendances suicidaires (dont les deux signes majeurs sont le terrorisme et la crise écologique). Le terme d’ « alimentation » généralisait ainsi le régime même par lequel la vie survit, se fortifie ou s’appauvrit pour finalement dépérir. Comment réalimenter cette vie atrophiée ? Comment lui redonner le goût de vivre alors qu’elle est désormais privée des nourritures célestes que Dieu lui offrait, en guise de consolation, depuis des millénaires ? Le vivant humain doit, en cela, retrouver l’appétit et l’envie de vivre – sans Dieu. Autrement dit, le premier devoir du vivant, comme le savait Freud, est désormais de supporter sa vie sans support divin ni religieux. C’est-à-dire aussi éviter que la vie ne disparaisse tout bonnement. L’enjeu est donc, a fortiori, écologique.
Là était toute la question de notre second livre, L’Écologique de l’Histoire. Cet ouvrage essayait de dégager une pensée novatrice de l’Histoire au lendemain de la fin des grands récits à l’aune de ce que j’ai appelé l’éc(h)ologie. Si Hegel avait pensé celle-ci comme théo-logique, Marx comme polémo-logique et Heidegger comme onto-logique, le sens de l’Histoire occidentale est, pour moi, écho-logique. Pourquoi ? Car son déroulement est celui d’une appropriation prédatrice de la Nature (d’un arraisonnement technique), procédant d’une confusion quant au sens même du mot « appropriation ». Notre Histoire est l’histoire de cette confusion. Cette dernière provient d’une mésinterprétation du terme grec ekhein (« avoir ») qui ne signifie pas une possession morne (le grec a un mot pour cela : ktèsis), ni une appropriation prédatrice ou une accumulation de marchandise, mais désigne le fait de laisser une chose se déployer proprement selon son essence. De ce fait, l’ « appropriation », originairement, ne signifie pas une saisie, un arraisonnement, mais bien un procès de propriation de soi.
Par la suite, on a tenté de dégager la logique paradoxale et propre de l’Occident, en se partageant d’une part entre une échologique arraisonnante et technocapitaliste — cherchant à soumettre la Nature en vue de la maîtriser et d’en dégager des richesses économiques — et d’autre part, une échologie insue s’exhibant sourdement en filigrane de la première, et par laquelle « l’avoir » reviendrait à son sens primitif tel que défini par Platon ou Aristote : ce qui se déploie selon les lois propres de sa nature, c’est-à-dire qui possède une disposition à se déployer proprement dans son essence. C’est cette dernière échologique qui constitue le défi de notre temps et qui appelle une écologie politique qui ne soit pas frileuse, mais radicale. Comment laisser être la Nature dans son procès de propriation, lui permettant de garantir l’équilibre de ses écosystèmes et, par conséquent de la vie en général — y compris la vie humaine qui en fait partie ? Il faudra penser une invention juridique inouïe, un droit de la Nature, garantissant cette dernière comme sujet et entité vivante comme c’est déjà le cas en Nouvelle-Zélande ou dans certains États américains. L’Histoire occidentale doit ainsi passer d’une échologistique (système technocapitaliste d’arraisonnement du monde) à une écologique (entendue comme écologie politique) ayant à repenser notre co-appartenance au monde en vue de la sauvegarde de la vie terrestre.
E.C : À quoi tient pour vous la différence entre ces deux livres et entre leur écriture ? Vous aviez, par le passé, rédigé une thèse de doctorat. Que vous a appris l’écriture d’un livre par rapport à l’écriture d’un travail universitaire ?
V.H : Du point de vue du style, je dirais que le second ouvrage témoigne d’une sobriété bien plus grande. Le premier livre est un essai ivre, un cri pour la vie rédigé quelques mois après les attentats islamistes perpétrés en France en 2015. J’ai cru durant mes études que l’on pouvait écrire de la philosophie dans une sorte d’emportement bachique, en tenant chaque phrase d’un même souffle. Je crois désormais que l’écriture philosophique doit savoir ménager du temps pour une démonstration patiente. Même si elle cherche toujours son rythme propre qui est commandé par le problème soulevé ou l’objet traité. Un livre sur l’ivresse de vivre, sur la bonne chair pouvait être ivre, mais un livre sur le désastre de la prédation technocapitaliste et la crise écologique devait trouver une autre tonalité, un autre ton. En bref, tenir une autre note.
Par ailleurs, je ne saurais dire ce qu’un livre a de différent avec un travail universitaire. Du moins, avec ce qu’a été mon travail universitaire. J’ai rédigé mon mémoire et ma thèse avec le même enthousiasme que j’écris désormais mes livres. Je dirais toutefois qu’il y a des contraintes académiques plus fortes à l’Université. Dans un livre, on peut tout dire. L’Université bride davantage et part précisément du présupposé inverse : on ne peut pas tout dire. Toute écriture libre est suspecte. Au reste, ce qu’on se croit autorisé de dire, si on ne s’est pas déjà auto-censuré, doit être référencé, justifié. À toute phrase, disait Lacan (en parlant du discours universitaire), doit présider le nom d’un auteur en tant qu’autorité tutélaire d’un pair, qu’il soit philosophe ou professeur. Du point de vue professoral, le directeur de thèse incarne cette instance. Par essence, l’université est patriarcale car c’est le Pair/Père qui domine l’écriture. Ce sont d’ailleurs ces noms qui dominent les courants universitaires. Il y a bien des platoniciens, des cartésiens, des kantiens, etc. Un universitaire digne de ce nom répond d’un Pair et du nom d’un Pair. Je crois qu’écrire un livre revient fondamentalement à tuer le Père, c’est-à-dire l’autorité d’un autre auteur que soi. En bref, c’est parler en son nom, se faire un nom propre. Dire « je », et non pas « nous ».
En vérité, si l’on peut savoir comment écrire un travail universitaire, on ne sait jamais écrire un livre. Il n’y a pas de savoir de cela.
E.C : Vous évoquiez dans votre premier ouvrage le problème — freudien — d’une Humanité qui, ne croyant pas à sa propre mort, déchaîne sa pulsion mortifère au risque de s’anéantir elle-même. La crise sanitaire actuelle, provoquée par la pandémie du Covid-19, s’inscrit-elle dans cette problématique ?
V.H : Le problème que je pose depuis mon premier ouvrage Vivre(s) : malaise dans la culture alimentaire est celui du suicide, au fond. Le seul problème philosophique vraiment sérieux, disait Camus (à raison, je crois). Comment l’Humanité pourra-t-elle survivre à sa longue tentative de suicide alors même qu’elle ne croit pas à sa propre mort ? Ce problème était déjà celui de Freud dans ses Propos d’actualité sur la guerre et sur la mort. La Première Guerre mondiale avait révélé, pour lui, le savoir le plus profond de la psychanalyse : celui que l’humanité est prise depuis toujours dans le conflit de deux pulsions contradictoires, la pulsion de vie (pulsion d’association) et la pulsion de mort (pulsion de dissociation, guerre de tous contre tous, auto-anéantissement du genre humain dans un long suicide aveugle et infantile). Quelle pulsion l’emportera ? Celle de vie ou celle de mort ? La réponse est incertaine. Reste que, si l’Histoire continue de répondre de son écho-logique technocapitaliste, il est à tout du moins certain que l’humanité tranchera cette question ambivalente de manière morbide, c’est-à-dire en s’anéantissant.
La crise du Covid-19, pendant laquelle nous avons assisté malgré les mesures de confinement à une inconscience générale quant à des risques réels (regroupement d’individus sur les berges des fleuves, agglutination de masses dans les marchés…), s’inscrit en effet, et pour une part, dans cette logique mortifère. La mort relève toujours, pour l’animal humain, d’une altérité si radicale que celle-ci ne semble jamais pouvoir arriver à soi. C’est bien connu : « Ça n’arrive qu’aux autres ». Cette croyance en sa propre immortalité que Freud a découverte il y a un siècle pose aujourd’hui le problème général de la survie de l’humanité. Alors même que nous sommes menacés par la disparition de la vie sur Terre, nul ne change ses habitudes – lesquelles, on le sait, ont toujours la vie dure.
J’ai formé le pari, dans L’Écologique de l’Histoire, d’un infléchissement de notre économie libidinale permettant de créer les conditions de possibilité d’une économie politique qui puisse être écologique. Quelle est notre économie libidinale, aujourd’hui ? Celle déterminée par le technocapitalisme. Or, comment se détermine-t-elle ? Par le discrédit, la dette. Le système d’endettement et de crédit du capitalisme définit la vie comme fondamentalement endettée et discréditée. La vie, étant dévaluée par nature, trouverait ainsi prétendument dans l’argent et la possession de biens la possibilité de se satisfaire elle-même. Le technocapitalisme a donc besoin de discréditer la vie pour qu’elle puisse espérer trouver dans les crédits et la consommation ce qui lui permettrait de retrouver l’estime de soi.
En opposition à cela, ce que nous avons forgé comme hypothèse est qu’une écologie politique ne pourra advenir que si la vie cesse d’être amoindrie dans son amour d’elle-même. Il s’agirait en cela de la restituer à l’amour de soi qui la définit comme conservation de soi. La croissance économique, monétaire, s’oppose à la croissance de la vie et à celle de l’amour pour la vie en général — incluant ici tous les vivants : la faune et la flore — comme l’économique s’oppose à l’an-économique. Discréditée, la vie ne peut que négliger la vie dans le sens où, étymologiquement, la « négligence » signifie l’absence ou la rupture de lien. La vie négligée n’est plus liée à la vie du monde et « comme » monde. Il s’agit donc de repenser de manière systémique notre modèle marchand afin de le rapporter à une mesure qualitative et non plus quantitative. Car la qualité de vie emporte avec elle non seulement notre bien-être mais également la sauvegarde des écosystèmes et de l’environnement. Pas plus que l’amour, la vie n’est monnayable. Irréductible, inconditionnelle, celle-ci n’a pas de prix. C’est ce luxe de la vie qui doit la rendre indisponible à toute prédation.
Plus largement, cette logique morbide de discrédit et de dévaluation est celle qui opère dans l’écho-logique de notre Histoire, n tant que procès de prédation technoscientifique et économique visant à arraisonner la Nature afin d’épuiser ses ressources et d’en tirer des richesses marchandables. La crise sanitaire actuelle n’est qu’une métonymie de la crise écologique dans laquelle nous nous trouvons déjà. Avoir le sens de l’Histoire, c’est saisir la portée de cette crise et chercher à infléchir ce mouvement afin d’entrer dans une écologie cosmopolitique digne de ce nom (ce qui en passera, qu’on le veuille ou non, par une nouvelle Internationale). Le sens de notre Histoire se révèle ainsi dans cette crise sanitaire : on commence enfin à parler d’un changement de vie et d’habitudes, on interroge le sens de nos existences, de nos libertés, le sens de notre économie. Autrement dit, on commence à saisir, petit à petit, qu’il nous faut changer de modèle civilisationnel et que le technocapitalisme, comme maîtrise prédatrice de la Nature, n’est plus possible. Malgré tout, ces changements ne sont pas pour demain, mais je suis persuadé que le confinement de plus de 3 milliards de personnes laissera en nous des traces inconscientes qui feront leur chemin et prépareront — du moins je l’espère — de vastes mutations du monde et de notre manière de faire monde. C’est ce que j’essaye d’ailleurs de penser dans un livre en préparation qui sera la suite de L’Écologique de l’Histoire et qui s’intitulera De la cosmétique. Ce terme, venant de kosmos (le monde, en grec), cherche à déterminer les conditions de possibilité d’une coappartenance harmonieuse des vivants et des non-vivants afin de garantir la permanence de la vie terrestre.
Il est intéressant de constater, relativement à cette pandémie, que la Chine est le pays le plus pauvre en forêts : 16 % de ses terres seulement sont recouverts par celles-ci (contre 74% au Japon !). La déforestation a débuté à l’époque du Grand Bond entre 1958 et 1965 afin de produire le combustible nécessaire à la production d’acier, dans laquelle les Chinois s’étaient spécialisés. Cette déforestation est corrélée avec la propagation des virus des animaux sauvages à l’être humain. La destruction du monde sauvage libère les virus qui s’y trouvent, leur diffusion est donc plus rapide et plus large. La crise sanitaire actuelle est donc bien une crise écologique. La seule réponse à donner à cette appropriation aliénante du monde, réduisant celui-ci à une map monde ou à un globe économique au sein duquel la beauté de la vie et de tous les vivants est touchée par l’immonde et la négligence est une réponse écologique. Seule celle-ci pourra d’ailleurs prévenir les épidémies futures. De l’échologie arraisonnante à l’écologie cosmopolitique, voilà le sens désormais de notre Histoire.
E.C : Votre partage de réflexion et de votre passion se fait aussi à travers votre métier d’enseignant. Apprenez-vous, face à des élèves, la manière dont doit aujourd’hui être transmise la réflexion philosophique ? De quelle manière la transmission orale a pu influencer chez vous la transmission écrite (et inversement) ?
V.H : Comme je le disais, l’enseignement s’est imposé à moi car je voulais donner ma vie à l’écriture. Non que l’enseignement était visé seulement comme « gagne-pain » permettant de dégager du temps pour écrire, mais qu’enseigner était pour moi (et est toujours) une manière de vivre dans et pour l’écriture. Préparer un cours nécessite des lectures, une rédaction — celle-ci n’est jamais très éloignée de ce que j’écris personnellement. Cela nécessite également une clarification des problèmes et un éclaircissement conceptuel. Ce qui n’est rien de plus que le sens même de l’écriture philosophique, bien que celle-ci passe, dans le professorat, par l’oral.
Par ailleurs, l’avantage d’enseigner est de s’affronter à la difficulté même de toute pédagogie, d’émission ou de transmission d’un sens : celui de la clarté. Face à des élèves (mais ce devrait être aussi le cas face à des étudiants), on ne peut se lover bien au chaud au creux de notre langue auto-référentielle. Enseigner, c’est avoir à se désaxer de tout ce que nous pensions être connu ou bien connu et qui, en tant que tel, est — je cite ici Hegel — méconnu. On ne peut pas tricher devant une classe . Le cryptage de la langue ne marche pas (alors qu’il peut fonctionner à l’université). Il n’y a nulle plus-value à l’obscurité. Le concept doit retrouver son caractère charnel : l’exemple. Il n’y a pas d’enseignement philosophique ni de philosophie sans exemples. Un sujet de bac tombé dans les années 70 (et qui ne pourrait plus tomber aujourd’hui, ce qui en dit long sur le désastre scolaire français) demandait : « Que peut un exemple ? » Formidable ! C’est là la question de toute philosophie et de tout enseignement. Je crois qu’un très bon enseignant n’est pas un funambule ou un virtuose des concepts (c’est assez simple au fond de les manier). Un bon enseignant, c’est un donneur d’exemples. Il donne corps au concept par l’illustration qu’il en fait.
Cette manière d’enseigner n’est rien de plus que ce qui est requis lorsque l’on prétend écrire de la philosophie. Un philosophe est, certes, un créateur de concepts, mais il est aussi un créateur d’exemples. L’un ne va pas sans l’autre, et plus et mieux, l’un appelle l’autre.
Enfin, je dirais qu’enseigner, c’est aussi se laisser enseigner. Pour l’anecdote, une page entière de L’Écologique de l’Histoire est inspirée d’une remarque qu’un élève m’a faite quand j’enseignais à Nancy — c’est dire si parfois les fulgurances des élèves donnent à penser. Je ne suis pas pour autant de ceux qui croient que l’élève est un « apprenant » et qu’il aurait à former par lui-même le savoir qu’il convient d’acquérir. Tout cela provient du discours managérial qui contamine désormais l’école. On n’enseigne plus, on forme. L’élève est celui qui doit s’auto-former. Mais cette prétendue formation sert avant toute chose à faire de l’élève un produit conforme au marché du travail, où il aura à se former incessamment pour diversifier ses activités. Tout cela confine au conformisme le plus bête. Il y a un maître (et le maître est celui qui nous apprend à n’avoir plus aucun maître que soi, c’est-à-dire à être libre) et un élève. Le mot « élève », dont je ne connais pas d’équivalent dans une autre langue, est certainement l’un des mots les plus admirables de la langue française. L’élève est celui que le maître doit élever, celui qui doit s’élever par le travail et l’étude. Plus épatant encore, il est également celui qui, par un éclair, élève le maître à qui il parle.

Mai 2021

Dialogue – Antoinette Dennefeld et Francesco Salvadori

Confinés furent et reconfinés sont les arts du spectacle. En cette année 2020 particulièrement contraignante pour le spectacle vivant, tous les arts de scène n’ont pas conservé la même visibilité.

L’opéra et ses chanteurs, ses techniciens, ses chorégraphes et metteurs en scène, ses chef-décorateurs et ses autres acteurs essentiels subissent de plein fouet. Subissent-ils le fait de travailler autour d’œuvres bien souvent anciennes et sur des spectacles de plusieurs heures ? Il serait tentant de remettre en cause certaines formes d’art face à l’instantanéité des réseaux sociaux et des chorégraphies de quelques dizaines de secondes, et de voir cette période comme l’occasion pour la scène de se remettre en question, de faire plus concis ou plus « nouveau ». Mais si l’on peut certes toujours se servir du terreau de la crise pour se regénérer, nous serions peinés à la rouverture des salles d’avoir perdu l’identité du spectacle vivant, et notamment de l’opéra. Profitons donc de cette période de confinement pour servir les arts. Tous les arts.

Antoinette Dennefeld et Francesco Salvadori sont respectivement chanteuse et chanteur lyriques. Ils se sont produit ces dernières années à l’international dans les plus grands théâtres de France et d’ailleurs. Vivant ensemble, ils constatent actuellement la crise humaine et économique de l’art de l’opéra. Pourtant, au-delà de la situation sanitaire, ils sont aussi particulièrement intéressants à écouter débattre, notamment au sujet d’autres notions relatives à l’opéra comme la représentation moderne d’œuvres anciennes, le parcours et le travail d’un chanteur lyrique, les perspectives de carrière, la représentation des intermittents du spectacle et des chanteurs lyriques à l’heure actuelle ou encore l’effort collectif que représente la réalisation et la représentation d’une pièce.

Cet été, Équipe Créative a eu la chance de pouvoir échanger avec eux.

Francesco Salvadori jouant un Hérault dans Jérusalem de Giuseppe Verdi, Teatro Regio de Parme (2017).

Équipe Créative : Bonjour et merci d’avoir accepté notre invitation. Francesco, vous êtes italien tandis que vous, Antoinette, êtes française. Ces deux nations européennes riches de patrimoines artistiques importants ont-t-elles pu favoriser votre intérêt, votre connaissance et votre accession à l’art de l’opéra ? Comment en êtes-vous venus à vouloir devenir chanteur et chanteuse lyriques ?
Antoinette Dennefeld : Vivre dans un pays avec une culture de l’opéra et de la musique classique aide indéniablement. J’ai grandi dans une famille de musiciens. La musique classique faisait déjà partie de mon quotidien. J’ai d’abord étudié le piano puis fait beaucoup de danse. J’ai commencé à aller chanter dans le chœur où chantait ma mère. J’y ai appris ce que c’était que de partager une vibration. J’ai découvert notamment ce qu’était le chant lyrique. J’avais déjà vu quelques pièces d’opéra dans ma jeunesse, mais c’est ce passage à la pratique qui m’a véritablement amené à m’y intéresser davantage.
Francesco Salvadori : L’opéra a été inventé il y a près de quatre siècles en Italie. On peut penser qu’il fait partie de la culture quotidienne actuelle mais pas du tout, en réalité. En tant qu’originaire de Sienne, une ville ayant une forte tradition du chant populaire, cela m’a indéniablement apporté une sensibilité musicale. L’opéra en tant que culture populaire existait encore jusqu’à la fin de la moitié du XXème siècle mais je n’ai pas baigné dedans dans ma jeunesse. Je n’avais jamais écouté un seul opéra. Cet environnement m’a cependant permis de m’intéresser à la musique même si personne dans ma famille n’était musicien de métier. J’ai vu d’autres sortes de musiques, j’ai fait du jazz et du piano pendant quelques années. Bien plus tard, quand j’étais enseignant de musique moderne et élève dans un cours de chant, ma professeure de chant a eu l’intuition que j’étais fait pour un autre type de chant, pour une autre dimension. Elle m’a alors parlé de l’opéra, quelque chose que je voyais comme étant un art d’élite. J’ai pourtant suivi ses mots pour ainsi dire et, en commençant à m’intéresser à cet art, j’ai senti qu’il était fait pour moi. Aujourd’hui, après plusieurs années de chant lyrique, je revendique mon italianité, mais plutôt dans l’aspect de la musicalité que dans celui d’une culture de l’opéra directement.
E.C : Pensez-vous, dans ce sens, qu’on se fait une fausse image de l’Italie et de la place qu’occupe l’opéra dans ce pays ?
F.S : Les clichés sur les italiens qui jouent de la musique et qui chantent sont des clichés qui je pense sont assez vrais. Chaque région, chaque ville italienne a ses instruments et ses morceaux spécifiques. Pour ce qui est de l’opéra, cet art était vraiment très présent dans la vie de toutes les classes sociales jusque dans les années 60 et 70. Dans les champs, les gens chantaient de l’opéra, du Puccini. Mon grand-père chantait de l’opéra malgré le fait qu’il ait été analphabète comme les autres. Aujourd’hui, c’est un art bien moins présent, une expérience moins vécue également en Italie. Je pense que si l’on réalisait un sondage sur un échantillon de français et sur un échantillon d’italiens, davantage de français que d’italiens auraient déjà été à l’opéra.
E.C : Des aptitudes orales autant que corporelles et chorégraphiques sont requises pour chacune de vos représentations. Quels sont, selon vous, les aptitudes les plus sollicitées ? Quels sont les aspects de votre profession pour lesquels vous vous exercez le plus ? Quel est l’élément qui, selon vous, permet la communion de toutes les aptitudes et compétences invoquées au cours d’une représentation ?
F.S : Je pense que le chant doit toujours passer en premier plan. Cela peut varier d’un chanteur à un autre, bien sûr. Certains performeurs savent qu’ils doivent rajouter beaucoup dans le mouvement et dans le jeu d’acteur pour avoir une grande présence dans ce répertoire, tandis que d’autres bougeront peu mais leur présence vocale ou leur manque de mouvement inspirera davantage. Cela change également beaucoup d’un répertoire à un autre. Certains répertoires sont vocalement très demandants, ce qui empêche de bouger dans tous les sens – souvent, dans ce cas, les metteurs en scène en sont conscients et ne nous demandent pas de bouger énormément. Le chanteur d’opéra reste à proprement parler un chanteur. Ce n’est pas un acteur qui, lui, possède une liberté de mouvement différente, voire plus importante.
Il existe des variations d’attitude entre chanteurs. Un chanteur qui ne bouge pas pourra m’émouvoir autant, voire même plus, qu’un autre chanteur qui bouge beaucoup. Ce qui est important, c’est qu’une émotion passe. En tant qu’italien avec la part de culture italienne de l’opéra dont j’ai hérité (et ce même si c’est un art moins présent dans le quotidien aujourd’hui), je trouve l’esthétisme du chant fondamental. La part vocale ne doit pas être faible.

Antoinette Dennefeld interprétant Paula dans l’opéra L’affaire Tailleferre de Germaine Tailleferre, Opéra de Limoges (2014).

E.C : La manière dont on bouge influence cruellement notre performance. Peut-il être parfois difficile d’allier les deux ?
F.S : C’est un problème dont on parle de plus en plus entre artistes, notamment par rapport aux metteurs en scène et à la manière actuelle influencée par le cinéma de faire de l’opéra. Par exemple, il peut arriver de trop se soucier du réalisme que l’on voit sur un écran de cinéma alors que l’opéra et le cinéma sont deux arts bien différents. On peut donc choisir son metteur en scène et sa manière de faire du théâtre en fonction de ce souci de réalisme cinématographique. Au cinéma, lorsque deux acteurs s’embrassent, c’est comme dans la vie, voire même plus que dans la vie. Les metteurs en scène peuvent penser qu’il est difficile pour les gens de se rendre au théâtre pour voir un couple finalement assez « théâtral ». Beaucoup cherchent donc à créer quelque chose de plus moderne. Parfois même trop moderne. Ce souci du réalisme, de la mise en scène que je qualifie de moderne, peut parfois bien passer quand elle faire preuve de très peu de concessions vocales par exemple. Dans d’autres cas, cela peut aussi très mal se passer, notamment avec certains metteurs en scène. Je reste convaincu que l’opéra et le théâtre ne doivent pas se confondre dans les traits du cinéma. Ces deux disciplines doivent toutes deux rester théâtrales.
E.C : Dans ce souci de concilier voix et corps, avez-vous certains automatismes qui vont sont enseignés ou qui vous sont propres ?
A.D : Je pense que c’est très propre à chacun. Premièrement, parce que chacun chante avec la voix et le corps qu’il possède. On a des gens avec une habitude et un passé du mouvement différents des autres. Certains chantent de manière très souple et sont moins dans le contrôle. Du fait de mes années de danse, j’apprécie beaucoup la contrainte imposée par des mouvements et des positions que l’on ne s’attend pas à voir chez un chanteur. Je ne peux évidemment pas faire du trampoline et sauter dans tous les sens, il y aurait un problème de souffle. Mais une position assise avec les genoux vers soi ou une position couchée amènent à devoir s’adapter, à rechercher une ouverture différente au niveau du dos, par exemple. C’est plus facile pour moi que de chanter debout quand mon seul contact avec le sol sont mes deux pieds, souvent en chaussures à talons de plus. Mais cela reste très personnel. Certains de mes collègues sont étonnés du confort que j’éprouve dans cette contrainte.
Ce qui me touche quand je vois quelqu’un chanter, ce qui m’importe, c’est que je ne puisse pas voir l’effort. Il faut que cela soit fluide, que cette personne bouge beaucoup ou non. Peut-être est-ce dû encore à mon passif de danseuse. La danse est une discipline pour laquelle l’entraînement acharné doit permettre l’illusion de voir une danseuse très légère, qui n’éprouve aucune difficulté.
F.S : Quand on parle de bouger dans notre art, je précise que ce n’est pas comme dans le Music-Hall par exemple. Les acteurs de Music-Hall sont des danseurs. Les chanteurs d’opéra, eux, ne dansent pas, sauf cas exceptionnels. On s’entraîne et on apprend, en Conservatoire ou en Académie, à « bouger » dans le sens théâtral du terme.
A.D : Pendant nos formations, on nous fait d’ailleurs travailler pour gommer nos automatismes afin de rompre le côté mécanique des mouvements, des tics de mains, de bras qui montent sur une note par exemple. On ne doit pas montrer l’effort. La performance vocale doit paraître facile, naturelle. Pour cela, il faut rester fidèle aux mouvements nécessaires uniquement.
F.S : Et c’est difficile de gommer ces automatismes à cause notamment du stress de la prestation. Je pense que le chant classique est beaucoup plus stressant que le chant moderne. Dans le moderne, on peut être souple, salir une voix, lui rajouter des effets et bien réussir avec des voix abimées. C’est une liberté que l’on n’a pas à l’opéra où l’on doit se plier aux contraintes de chanter sans micro dans une grande salle. Il y a la contrainte d’un volume vocal qui doit dépasser et s’accorder sur l’orchestre pour rester totalement lisse. Les gens ne viennent pas pour voir un chanteur bourré de tics.
A.D : Pour revenir à la question des qualités importantes, on retrouve l’importance d’être concentré sur l’ensemble des chanteurs, à l’écoute des autres, attentif à chaque variation de tempos dans le jeu d’un collègue, un oubli de mot, d’accessoire qui s’avérait important, etc.
F.S : C’est aussi pour ces raisons que l’opéra doit garder son identité propre et ne pas tomber une nouvelle fois dans le souci de rechercher trop de réalisme, car il y a déjà tant de choses dont il faut se soucier dans cette mécanique théâtrale. Si on cherche à trop moderniser un opéra, cela risque souvent de le faire baisser en qualité sur ses points fondamentaux et, de ce fait, la performance en pâtirait. On ne pourrait ainsi pas gérer les différentes contraintes du chanteur d’opéra.

Antoinette Dennefeld métamorphosée en Iselier dans Comte Ory de Rosssini, Opéra National de Lyon (2014).

E.C : Comment percevez-vous la manière dont certaines compositions semblent extrêmement modernisées et mises en commun avec des sujets d’actualité tels le monde numérique et des sujets qui n’étaient pas vraiment liés aux histoires ou à l’intention première des compositeurs classiques ? Est-ce un écueil ? Est-ce le bon moyen pour intéresser certaines classes sociale, ou même l’ensemble de la société, à l’opéra ?
F.S : Il faut que l’opéra évolue, évidemment. Le théâtre doit respecter l’époque et les gens de chaque époque. Moderniser ne signifie pas nécessairement dénaturer une œuvre. Les plus belles représentations que j’ai pu voir, celles dans lesquelles je voyais les gens sortir changés, étaient des relectures modernes. Il y a cependant une différence entre replacer dans le temps une œuvre en respectant ses caractéristiques propres, son sens, et la violer. Pour enrichir, réadapter et ne pas perturber la nature de l’œuvre, il faut être très bon et posséder le bagage et l’humilité nécessaires pour créer cette œuvre. On a vu plusieurs fois des metteurs en scène amenant l’idée de massivement modifier une œuvre sous prétexte qu’à certains moments le texte, la musique ou les deux les dérangeaient. Ils estimaient qu’on avait vu cette œuvre des centaines de fois et que par conséquent, il leur fallait aller vers d’autres directions avec l’œuvre originale.
A.D : Vouloir beaucoup modifier l’œuvre est envisageable, mais dans ce cas il ne faut pas vendre aux spectateurs un classique mais plutôt une réécriture inspirée du classique. Souvent, on va voir des spectacles, des œuvres classiques très connues, et on se retrouve à assister à quelque chose de très éloigné de l’original qui raconte des choses finalement différentes. Il faut avoir au moins le respect de dire que c’est une œuvre écrite « d’après » et non pas l’œuvre originale.
F.S : Le test est très simple pour distinguer les metteurs en scène qui savent ou non les raisons pour lesquelles ils veulent adapter leur œuvre d’une certaine manière. Il suffit de leur demander pourquoi. Le bon metteur en scène saura vous expliquer chaque modification faite à chaque instant. Les mauvais se dérobent et ne savent pas quoi répondre. Par conséquent, on va aussi pouvoir repérer ces problèmes de mise de scène lorsqu’on demande aux artistes eux-mêmes la raison de telle ou telle modification, du placement d’un des personnages, d’un accessoire et qu’ils ne peuvent pas nous répondre. On a déjà pu voir cela arriver.
A.D: Et en tant que spectateur, si l’on doit trop fréquemment, au cours d’une représentation, faire un effort très important pour comprendre pourquoi telle chose à été modifiée ou ce que le metteur en scène a voulu dire, c’est qu’il y a un problème. C’est récurrent de nos jours et très lié à la façon dont l’industrie de l’opéra fonctionne aujourd’hui. On crée beaucoup de nouvelles productions pour lesquelles on répète pendant un mois, en jouant quatre à huit fois dans les plus grosses maisons seulement. C’est dommage, car il y a un énorme travail de mise en scène qui n’est pas assez exploité, qui est fait dans l’empressement. De ce fait, chaque pièce d’opéra, chaque année, voit venir un Carmen (ndlr; l’opéra le plus joué au monde) d’un nouveau metteur en scène. On souhaite faire du nouveau mais on fait tout le temps les mêmes œuvres pour la part d’assurance que rapportent les grands opéras. Ce n’est pas forcément aider l’opéra et beaucoup d’œuvres vont disparaître car elles ne sont jamais jouées.
F.S : Les opéras laissent souvent le champ libre à une pièce jamais ou peu jouée chaque année, mais cela relève presque de l’anecdotique. Ce sont les grands opéras qui vont marcher. Une part du problème tient également dans le public. Notre rapport à la culture tend vers le superficiel. On apprécie davantage l’inédit et la surprise par de beaux effets spéciaux, plutôt que la chose bien faite. À cause de tous ces éléments, on se retrouve avec des réécritures faites pour impressionner et attirer l’attention plus qu’autre chose, des Carmen avec des robots ou qui se déroulent sur Mars, un Don Giovanni sous les océans, La Bohème sur la Lune, etc. C’est l’esthétisme qui prime et les théâtres se sentent obligés de devoir expérimenter ce registre du spectaculaire pour le public, alors que ce ne sont pas toujours les mises en scènes dramatiques qui vont marquer les gens.
A.D : Il y a aussi des gens qui s’agacent de voir ces réécriture modernes, des gens qui vont à l’opéra depuis très longtemps et qui souhaitent au contraire voir les mises en scènes de leur enfance. La vérité se trouve entre ces deux penchants, entre les gens très réfractaires au changement et les nouveaux publics dotés d’un autre regard sur l’art.
E.C : Vous avez réussi différents examens et remporté certains concours très sélectifs. Quelle a été pour vous l’importance dans votre carrière de ces différentes récompenses et diplômes ?
A.D : Le métier qu’on exerce n’est lié à aucun diplôme, à la différence du métier de médecin qui nécessite un diplôme pour le pratiquer. On exerce une profession dans le chant uniquement si l’on a le talent suffisant amené par différents parcours possibles. Ce talent va pouvoir être mesuré par les concours, par des spécialistes du milieu qui nous repèrent. Le diplôme universitaire n’a pas de réel poids. Il y a des gens qui ne sont pas passés par des conservatoires et qui ont des carrières importantes. Il y a des gens qui ont beaucoup de diplômes mais dont la personnalité ou le talent ne plaisent pas.
La difficulté pour un jeune chanteur, c’est de se faire connaître. Les concours sont une manière d’y parvenir. Ils nous font passer par plusieurs étapes de sélection, face à un jury de professionnels. Les finales sont souvent retransmises par les médias comme la télévision. Cela nous offre une certaine visibilité et la possibilité d’être repéré par un agent artistique qui est essentiel pour ce métier. L’agent, par sa présence à nos côtés, va attester de notre niveau, des pré-sélections par lesquelles nous sommes passés, et sera en contact avec le théâtres et les metteurs en scène qui nous amèneront parfois à des opportunités directes de travail.
J’ai passé deux concours, celui de Marmande et celui de Genève. La sensation de les remporter est évidemment agréable et les récompenses financières ne sont pas négligeables. Mais, dans ces concours, il y avait à chaque fois un directeur de théâtre qui s’intéressait à mon profil et qui m’ont offert des contrats. Ce sont des théâtres avec lesquels je suis encore en collaboration aujourd’hui et où j’ai le plus chanté.
F.S : On pourrait comparer ce métier à celui d’un artisan. Lorsqu’on va chez un ébéniste, on se fiche de savoir quels diplômes il possède, car on veut avant tout savoir si la table qu’il construit pour nous est belle. La musique, c’est pareil. Dans les concours, les gens qui nous écoutent ne sont pas intéressés de savoir si l’on chante depuis six mois ou 10 ans, ni où on a appris à chanter. Aujourd’hui, les concours sont très importants. Il y a quelques temps c’était différent. La figure des directeurs de théâtre a beaucoup changé. Il existe la possibilité de passer ces concours comme Antoinette, mais il existe aussi des concours de jeunes chanteurs organisés chaque année par des grands théâtres afin de repérer des artistes. Le théâtre met en place un projet qui va lui coûter très peu, puisque les chanteurs vont participer gratuitement ou presque dans l’optique d’être repérés. Ces projets font aussi passer par des étapes de sélection. Si l’on est amené à jouer dans ledit projet et que l’on est retenu par le théâtre, cela nous donne des chances d’être contacté par des directeurs de théâtre ou des agents.

Francesco Salvadori est Gugliemo dans Cosi fan tutte de Mozart, Opéra de Florence (2015).

E.C : De quelle manière a pu évoluer votre regard et votre intérêt pour vos pairs contemporains ou posthumes suite à votre professionnalisation dans le monde de la musique et du chant lyrique ?
A.D : Avant d’entamer profondément mes études de chant, j’étais ouvreuse pendant un an à l’Opéra National du Rhin. J’étais présente dans la salle tous les soirs, je n’avais jamais vu autant de représentations et j’avais un regard un peu naïf car j’appréciais tout ce que je voyais. Aujourd’hui, avec du recul et les années de pratique, les exigences de mon oreille qui s’est formée et est devenue plus fine quant à l’écoute du chant lyrique, font que je ne peux plus aller à l’opéra avec un œil complètement naïf. On ne peut pas s’empêcher d’être critique. Pour ce qui est des compositeurs, je ne pense pas que la technique entre en ligne de compte. Avancer dans mon métier m’a permis de découvrir beaucoup d’œuvres que je ne connaissais pas, certaines que je vais apprécier et que je n’ai pas encore personnellement connu sur scène, d’autres que j’apprécie de réécouter car elles me rappellent les représentations des opéras auxquels j’ai participé et sur lesquels j’avais adoré travailler et chanter sur scène. C’est vraiment de l’ordre de l’affinité, du souvenir et du personnel, plus que de la technique.
E.C : Y a-t-il, pour vous, des institutions qui revêtent un caractère très particulier, une salle qui vous tient à cœur par exemple ? Francesco, vous avez eu l’occasion de performer pour une fondation. Y a-t-il des lieux où l’opéra tendrait à être plus présent avec le temps, des lieux inédits dans lesquels vous vous verriez vous produire ?
F.S : Pour moi, les opéras dans leur sens institutionnel restent les lieux dédiés les plus à mêmes d’accueillir une œuvre. Il y a des salles de plein air, des arènes dans lesquelles on peut performer, mais il devient rapidement compliqué de s’y produire. L’opéra n’est pas très flexible, il nécessite la présence sur scène et en coulisses d’énormément des gens, un orchestre, un chœur de plus de dix personnes sur scène, des solistes, etc. C’est un art qui a besoin d’un lieu adapté, pour la voix notamment. Il faut que le lieu possède l’acoustique adéquate afin que tous les spectateurs entendent une voix humaine nue au-dessus d’un orchestre. Et puis, il ne faut pas oublier que l’opéra est très cher. Il n’y en a aucun dans le monde qui est autosuffisant. Les billets des théâtres, mêmes les plus gros, ne suffisent jamais à épouser les dépenses des représentations. Il y a toujours des subventions de l’État ou des mécènes.
La Fondation Gulbenkian avec laquelle j’ai travaillé possédait un théâtre, un auditorium, et donc se prêtait assez à une représentation. Mais d’autres n’ont pas l’acoustique qui se prête à une représentation. C’est quelque chose très inconfortable. Je devais être dans la Carmen du Stade de France cet été, mais le projet a été annulé à cause du Covid-19. Dans ce projet, j’aurais fait ma première fois avec micro à cause de l’acoustique du lieu. Pour en avoir discuté avec des collègues, le micro n’est vraiment pas quelque chose d’agréable sur le long terme, pour plusieurs représentations. Donc vraiment, l’opéra est dur à transposer. Là, on parle de l’opéra mais c’est très différent lorsqu’on fait des concerts, des Lieds, de mélodies avec une voix et un piano. Dans ces cas-là, on peut jouer dans une grande variété de lieu, mais ce n’est pas l’opéra.
Pour les maisons qui me tiennent à cœur, j’en ai plusieurs qui m’ont beaucoup aidé, les unes après les autres. J’ai actuellement le Théâtre des Champs-Elysées qui fait beaucoup pour moi et qui compte particulièrement.
A.D : En ce qui me concerne, j’ai eu la chance de chanter à l’Opéra de Paris. C’était un passage très important, une belle consécration pour mon travail. Mais avoir une représentation à venir à l’Opéra National du Rhin, un opéra dans lequel je n’ai pas encore chanté et de moins grande importance, est quelque chose de presque plus important pour moi pour des raisons affectives, parce que j’ai de la famille ou des proches qui vont enfin avoir l’occasion de me voir chanter dans un opéra.
E.C : Comment vous organisez-vous avec cette crise sanitaire par rapport à vos répétitions, vos futurs projets ou ceux en cours reportés pour le moment ?
A.D : C’est une période très compliquée. Nous sommes à l’arrêt depuis le début du mois de mars et nous ne savons pas quand nous pourrons exactement reprendre. Si dans un cinéma on peut faire plusieurs représentations par jour pour compenser le nombre réduit de personnes en salle, à l’opéra le coût et le temps de préparation pour une seule représentation sont trop importants pour ouvrir un tiers des sièges uniquement dans une salle. Nous avons eu tous les deux des annulations, des reports auxquels on pourra participer ou non, dans des pays étrangers notamment dans lesquels la politique sur les arts du spectacle est actuellement différente. De plus, tous les théâtres fonctionnent de manière très isolée et différente, dans un manque de dialogue avec les artistes. Cela nous peine à faire valoir nos droits en tant que chanteurs, qui font partie d’une communauté qui n’est pas représentée par un syndicat et qui n’est pas protégée comme le sont d’autres corps de métiers. Les besoins et la volonté actuelle des chanteurs sont de s’unir pour que personne ne soit laissé sur le carreau et que l’on soit correctement représentés dans cette période actuelle. Une association s’est crée dans ce sens nommée Unisson, qui fait un énorme travail de gestion des annulations, de dialogue avec les théâtres et les agents artistiques, de gestion de la rémunération des artistes. De cela est née toute une réflexion sur le métier de chanteur lyrique, sur la précarité de ce métier liée à la période actuelle ou en dehors, métier pour lequel on est beaucoup sur la route et pour lequel c’est souvent dur d’avoir une vie de famille. D’un même concert, on essaye de discuter et de travailler sur l’avenir des théâtres, grands ou petits, ainsi que sur l’avenir de la profession, pour qu’après la reprise le milieu fonctionne de manière plus apaisée et que l’opéra en France puisse conteinuer d’être pratiqué dans les meilleures conditions possibles.

Antoinette Dennefeld interprétant Un Air d’Irlande durant l’édition 2017 du festival Berlioz de La Côte-Saint-André.

E.C : Certains métiers nécessitent un apprentissage long et une spécialisation intensive. Que feriez-vous si vous n’étiez pas devenus chanteurs lyriques professionnels ?
A.D : C’est la grande question (rires). Pour ma part, j’avais beaucoup de plans B. J’aurais aussi bien fait institutrice qu’un métier manuel comme céramiste, ou bien un métier dans le domaine de la culture ou des soins à la personne. En tout cas, des idées très éloignées du chant lyrique.
F.S : En ce qui me concerne, je n’en ai aucune idée (rires). Je n’ai jamais fait autre chose que mon métier actuel, excepté des petits boulots alimentaires très jeune et de l’enseignement de chant. Je faisais des études de chimiste plus jeune et que je n’avais pas terminées. Je ne doute pas de mes capacités dans d’autres domaines mais il est vrai qu’en réfléchissant à ce que j’aurais pu faire d’autre comme métier dans ma vie, rien ne me vient à l’esprit.
E.C : Vient maintenant notre rubrique libre. Souhaiteriez-vous ajouter quelque chose autant pour ouvrir que pour clore ce dialogue ?
A.D : Il y a un élément que j’aimerais rajouter quant aux compétences nécessaires pour être chanteur. Je trouve que l’image du funambule correspond bien à ce métier. Il faut être très à l’écoute des sensations internes de notre chant mais il faut aussi écouter notre voix avec un regard externe, en rapport à l’orchestre et à la voix de nos collègues. Il faut être très conscient de ce qu’on fait corporellement tout en étant attentif à la place des autres artistes sur scène ainsi que des éléments du décor. Pour les émotions, c’est pareil. Il faut laisser sa voix vivre et être portée par les sensations de l’instant sans trop se laisser aller vers l’émotion, au risque d’avoir la gorge qui se resserre et de ne plus pouvoir chanter un passage. Voilà, il y a vraiment cette position de juste milieu à trouver et à toujours retravailler dans un métier où l’on ne cesse finalement jamais de se former, émotivement et techniquement. La voix est un instrument tellement sensible, tellement proche de ce que l’on est, qu’il faut toujours réfléchir sur celle-ci, sur nos difficultés du moment.
F.S : Je ferais, pour ma part, un appel au public. Pour que cet art continue à exister et demeure de bonne qualité, il faut toujours avoir un public critique. Bien sûr, il ne s’agit pas de revenir aux XVIIIème et XIXème siècles où l’on attendait les metteurs en scène avec des couteaux à la sortie de l’opéra. C’est un extrême du sens critique pour ainsi dire. L’autre extrême, c’est le risque actuel, celui de ne pas réagir, de se contenter de beaux effets visuels. Il faut aller à l’opéra, je pense, avec un minimum de curiosité et ne pas hésiter à se pencher avant et après la représentation sur certains éléments que l’on a vus et qui nous ont échappés. Il faut poser des questions aux metteurs en scène à la sortie de salle, faire des recherches sur des histoires qui ont plusieurs siècles.
J’avais lu il y a quelques années l’opéra de Luigi Pirandello Les Six Personnages en Quête d’Auteur dans une édition accompagnée des revues de presse et des critiques datant de l’époque des premières représentations au début du dernier siècle. Le niveau littéral et de profondeur des critiques était bluffant par rapport à ce qui se fait aujourd’hui. La manière de vendre, de regarder et de se comporter face à l’art a beaucoup changé.

Mai 2021

Dialogue – Nicolas Rogès

Nicolas Rogès est auteur, conférencier et journaliste. Il publie en 2018 son premier livre, Move on Up, La Soul en 100 disques aux éditions “Le Mot et le Reste”. Deux ans plus tard, il sort chez le même éditeur son nouveau livre Kendrick Lamar, de Compton à la Maison Blanche sur la star du rap Kendrick Lamar. Nous avons eu la chance d’échanger avec lui sur son parcours, son travail et ses influences.

Équipe Créative : Bonjour Nicolas, merci d’avoir accepté notre invitation. Pouvez-vous vous présenter et nous raconter votre parcours ? Comment êtes-vous passé d’auditeur à journaliste, puis auteur ?
Nicolas Rogès : J’ai l’impression que je ne m’en suis pas du tout rendu compte dans la mesure où j’ai commencé à écrire au lycée. Je devais avoir 17 ou 18 ans. À la fac, je ne faisais pas quelque chose qui me passionnait, je voulais donc une sorte d’échappatoire qui a été l’écriture. La musique me passionnait aussi, alors je me suis dit “Pourquoi ne pas écrire sur ce sujet ?”. Finalement, j’ai commencé sur un blog, puis j’ai intégré de plus grosses structures, j’ai proposé des articles à des magazines comme Soul Bag. À un moment, j’en ai eu assez d’écrire sur le web. Il y avait plusieurs choses qui me frustraient et je voulais écrire sur du papier. C’est pour cela que j’ai écrit mon premier roman, qui n’est pas encore publié, et que j’ai enchaîné avec le livre sur la soul. Même si ce dernier n’a pas très bien marché médiatiquement, il m’a donné une certaine crédibilité. Cela a boosté mon CV et m’a permis d’intégrer des structures comme Libération ou de travailler pour l’Abcdr du Son, mais aussi de prétendre à des financements pour le livre suivant. Ce livre sur la soul m’a appris plein de choses, il m’a permis de m’améliorer et d’acquérir énormément d’expérience.
E.C : Le 17 septembre dernier est paru votre second livre Kendrick Lamar, de Compton à la Maison Blanche. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce projet ?
N.R : C’est mon éditeur Le Mot Et Le Reste qui me l’a proposé au cours d’une réunion où on parlait justement de mon livre sur la soul. On m’a demandé si j’avais une idée pour le prochain livre. À cette époque, j’avais décidé d’arrêter d’écrire sur la musique pour différentes raisons, notamment parce que je voulais me concentrer sur mes romans. Dans la conversation, on en est arrivé à parler de rap. On m’a demandé si je voulais écrire quelque chose sur Jay-Z ou Eminem. J’ai répondu non, car ce ne sont pas des artistes qui m’intéressent énormément, même si je les aime beaucoup. Puis on m’a demandé pour Kendrick. Là, je me suis dit que c’était trop tôt dans sa carrière. Au début, j’ai donc dit non mais que j’allais quand même y réfléchir. En rentrant chez moi, je me suis dit qu’il y avait en fait déjà beaucoup de choses à dire. Tu peux écrire un livre uniquement sur l’album To Pimp A Butterfly. Finalement, on écrit toujours sur des artistes décédés ou à la retraite, alors je me suis demandé pourquoi on n’écrirait pas sur une carrière encore en cours.
E.C : Comment se passe une journée type pour un auteur ? Quel a été votre processus de création et combien de temps avez-vous pris pour écrire ce livre ?
N.R : Je me réveille assez tôt, même le week-end. Entre 7h et 7h30. Je mets un short, des baskets, je me fais un café et j’écris tout le temps. Dès que j’ouvre les yeux, je suis tellement obsédé par ce que je fais que je ne pense plus qu’à ça. Ensuite, la routine varie en fonction des périodes, si je suis en relecture de manuscrit, etc.
Dans ma tête, c’est un peu le bordel, donc j’aime bien faire les choses comme je le sens.  Mais pour ce livre, je me suis imposé d’avoir un rythme plus strict car la structure du livre n’est pas linéaire. J’ai découpé tout cela par thème, et je travaillais sur un thème tous les jours. Par exemple, le thème de la religion, celui de l’Afrique, Good Kid, M.A.A.D. City, etc. J’écrivais sur ce thème jusqu’à ce que j’avais l’impression d’avoir épuisé le sujet.
Quand j’écris des romans, c’est totalement différent de quand j’écris des livres sur la musique. Ceux sur la musique, j’ai plus de structure car je ne suis pas libre. Il faut que tu aies une rigueur historique parfaite, que tu prennes plus de temps à lire des sources, à recouper les sources, etc.
J’ai pris deux ans à temps plein pour écrire ce livre. Le monde de l’édition, c’est très compliqué. C’est un peu un suicide financier. Il n’y a presque personne qui vit de l’écriture de livres à part les grands noms. Il y a deux ans, j’ai tout lâché. J’ai quitté un CDI dans une bonne boîte parce que je voulais vraiment tenter de faire quelque chose que je ne regretterais pas. J’avais la chance d’avoir économisé pas mal de sous, et je m’étais dit que c’était le moment ou jamais. J’ai signé un contrat avec Le Mot Et Le Reste, et je me suis démené pour recevoir des financements. Je les ai obtenus du Centre National du Livre et de la Région Rhône-Alpes. Ce sont des aides très peu accordées et je n’aurais pas pu écrire ce livre sans ces dernières. Le statut et les conditions de travail des écrivains sont bien souvent précaires, de même que pour les scénaristes ou les comédiens. Il ne faudrait pas que certaines conditions nuisent à l’initiative littéraire ou artistique.
E.C : Vous avez récemment été à Compton en Californie pour un reportage que vous avez réalisé sur la ville aujourd’hui et sur son influence. Ce voyage a-t-il été effectué dans le cadre du livre ou uniquement pour le reportage ?
N.R : À la base, c’était dans le cadre du livre, car je voulais absolument faire quelque chose qui soit le plus visuel possible. Quand j’ai préparé le voyage, je me suis dit qu’il fallait que j’exploite tout cela au maximum et que j’en retire davantage que les témoignages que je pourrais mettre dans mon livre. Avec un ami photographe, on s’est donc dit qu’on allait partir à deux et qu’on allait photographier les personnes qu’on allait rencontrer, pour leur rendre hommage et raconter leur histoire.
E.C : Ce voyage vous a-t-il permis de mieux appréhender et déchiffrer sa musique ?
N.R : À la fois oui et non. Je ne suis pas sûr que ça m’ait permis de mieux comprendre sa musique, par contre je me suis vraiment rendu compte à quel point sa carrière était reliée à sa ville natale et à quel point c’est une icône chez lui, auprès des gens qui sont encore dans cette ville. C’est quelque chose dont on ne se rend pas vraiment compte, surtout en tant qu’auditeur français qui ne vit pas là-bas. Mais quand tu parles avec les gens, tu te rends compte que Kendrick est une légende chez lui. Finalement, il n’y a rien de plus important pour lui que sa ville, rien de plus important que Compton.
Si je suis allé là-bas, c’était aussi pour voir ce dont il parle dans ses textes, car il a une écriture très visuelle. Ça m’a permis aussi de décrire des ambiances dans le livre.
E.C : Pensez-vous qu’il est nécessaire pour un auditeur lambda de connaître l’environnement de Kendrick pour mieux comprendre sa musique ?
N.R : Je pense que c’est important et c’est justement ce que j’ai voulu retranscrire avec le livre. Je ne suis pas bilingue et à l’écoute des albums, je ne comprends pas tout immédiatement. Ce que j’ai voulu faire en traduisant certaines de ses paroles, c’est permettre aux gens qui ne sont pas forcément à l’aise avec l’anglais de comprendre ce que Kendrick a voulu dire. Je trouve que quand tu écoutes sa musique sans comprendre les paroles, tu perds une grande partie de l’intérêt de ses albums. Avec d’autres artistes, c’est moins grave. L’intérêt est ailleurs, dans le rythme ou les refrains par exemple. Avec Kendrick, il y a autre chose. Je voulais permettre aux gens d’avoir une grille de lecture différente.
E.C : Vous avez déclaré ne pas spécialement apprécier la musique de Kendrick Lamar. Avec votre recul et votre neutralité, quel est pour vous l’album de Kendrick que vous appréciez le plus, celui qui vous paraît le plus intéressant sur un plan technique ou culturel ?
N.R : Pour moi c’estTo Pimp A Butterfly car je trouve que c’est un album presque parfait. C’est un chef d’œuvre. C’est un disque qui est monumental dans son approche instrumentale, dans les messages qu’il délivre et dans la façon dont il les délivre. Il est construit de manière très complexe et ce n’est pas un album que j’écoute beaucoup, notamment à cause de sa complexité. Il résume 100 ans de musique noire américaine et Kendrick, avec cet album, a remis au goût du jour le jazz, surtout la scène jazz de Los Angeles — notamment Kamasi Washington, Thundercat ou Terrace Martin. Je ne suis pas sûr que Kamasi Washington, par exemple, aurait fait une tournée mondiale sans avoir participé à l’album de Kendrick.
C’est finalement un album très difficile d’accès et il s’apprécie comme un film, dans sa globalité. Mais c’est aussi pour ça que je l’aime, car il n’y a aucune concession. Quand To Pimp A Butterfly est sorti, c’était presque un suicide commercial. En 2015, faire un album qui emprunte tellement au jazz alors qu’avec Good Kid, M.A.A.D. City tu as été placé comme le nouveau messie du rap et arriver avec un deuxième album tellement audacieux tant dans sa structure sonore que dans son discours est remarquable. Cela montre que Kendrick est un artiste qui se réinvente tout le temps et c’est ce qui fait sa légende.
E.C : Sa réussite est finalement assez paradoxale et inattendue. Avec ses thèmes et ses structures complexes, comment expliquez-vous le succès des albums de Kendrick ?
N.R : La force de Kendrick, c’est qu’il lâche un énorme banger dans chaque album, quelque chose qui va tourner en radio. Il arrive à faire des choses entraînantes, diffusables massivement à la radio ou en boîte de nuit. Et à côté, il sort des choses complexes mais qui ne sont pas des singles, des choses que le grand public ne connaît pas forcément. Il a l’intelligence de comprendre ce qui marche. Mais même dans les singles, il arrive à injecter un message sans que ce soit trop complexe. Ça, c’est vraiment une science qui est particulière et propre à Kendrick. Même si les albums ne sont pas faciles d’accès, je pense que c’est ce que les gens aiment chez lui.
E.C : D’après vous, Kendrick est-il une exception dans le paysage musical actuel ?
N.R : Au niveau du message, il y a un gars comme J Cole, un « artiste à message » qui s’engage beaucoup. Comme me l’a confié Raphaël Da Cruz (ndlr: journaliste musical chez Mouv’, Booska-p et l’Abcdr du son, nda), ce qui est intéressant avec Kendrick, c’est qu’il n’a pas une grosse influence musicale. Il n’y a pas de gens qui essayent de faire du Kendrick Lamar actuellement. Si tu regardes Drake et Future, tu as des enfants des deux dans tous les sens. Kendrick innove tout le temps. Pour le prochain album, il va d’ailleurs proposer quelque chose de totalement différent de ce qu’il a fait sur DAMN. C’est pour ça que je le trouve si intéressant. Parce que musicalement, il se met en danger tout le temps et il met en danger ses auditeurs. Il est toujours à contre-courant des tendances, très discret. Il communique très peu et c’est ça qui fascine.
E.C : Quelle résonance la musique de Kendrick Lamar et plus largement la musique du label TDE ont-elles trouvé dans la période de manifestations qu’ont connu les États Unis ces derniers mois ?
N.R : Jay Rock a pris position et a sorti un morceau avec Anderson Paak qui s’appelle Lockdown.
Kendrick a été beaucoup critiqué pour sa non prise de position. Par contre, tu sens qu’une chanson comme Alright qui est sortie il y a 5 ans a encore une énorme résonance actuelle. C’est à la fois une bonne chose et une chose catastrophique car les horreurs continuent d’arriver. Mais la musique de Kendrick est éternelle à cause de ça. La chanson a battu son record de stream pendant les récentes manifestations. Et je pense que c’est une chanson très forte car elle ne cache rien des choses horribles qui se passent, à l’image du clip où Kendrick se fait tirer dessus par un policier blanc. Il tombe, et à la fin il sourit. J’aime le message de la chanson qui dit : « D’accord, c’est terrible ce qu’il se passe mais tout ira bien ». Comme l’histoire se répète tout le temps, les gens ont encore besoin d’espoir. À travers Alright Kendrick dit : « On va s’en sortir ».
E.C : Avez-vous des auteurs de références, même en dehors de la musique ?
N.R : Ça peut paraître arrogant mais je ne me sens pas influencé par qui que ce soit. Par contre, il y a un livre que je trouve extraordinaire et dont j’espère un jour arriver à la moitié de la qualité, il s’agit de Sweet Soul Music de Peter Guralnick. C’est pour moi le meilleur livre sur la musique qui ait jamais existé, mais je ne pense pas qu’il a influencé mon écriture.
Il y a un auteur islandais, Jon Kalman Stefansson, que j’admire également beaucoup avec une écriture incroyable. Les autres artistes qui m’inspirent sont ceux qui arrivent à dire des choses magnifiques avec des mots très simples. Je trouve que c’est le stade ultime de la création. Je lis beaucoup de livres de la maison d’édition Monsieur Toussaint Louverture. Il y a des livres qui m’ont marqué comme Et quelques fois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey qui est sorti chez cette maison d’édition. Il y a un recueil de correspondances de Neal Cassady qui est l’une des inspirations de la Beat Generation qui s’appelle Un truc très beau qui contient tout. C’est en effet très beau.
E.C : Vient maintenant notre rubrique libre. Souhaitez-vous ajouter quelque chose autant pour ouvrir que clore ce dialogue ?
N.R : J’ai un roman qui devrait sortir, si tout va bien, au mois d’avril 2021 chez les Éditions du Signe, une maison d’édition strasbourgeoise. Ce sera mon premier roman à être publié. J’ai galéré à le sortir, donc je suis content. J’en ai écrit trois. Le premier n’a pas trouvé d’éditeur, le deuxième est celui qui va être publié et je travaille actuellement sur le manuscrit du troisième. Si c’est une rubrique et qu’il fallait l’ouvrir, j’ouvrirais là-dessus, car c’est ma deuxième partie de carrière à venir.

Mai 2021

Dialogue – Yves Gellie

Yves Gellie est un photographe français né en 1953. Il a parcouru le monde d’abord en tant que médecin tropical puis en tant que photographe. Au tournant des années 2000, il a eu l’occasion d’étudier les populations du Moyen Orient et de photographier des minorités aux quatre coins du globe, toujours avec une volonté de dépeindre le quotidien véritable de ses sujets, avec beaucoup d’objectivité. Ayant œuvré en tant qu’indépendant et pour la presse écrite (revues et magazines), Yves Gellie a su plusieurs fois changer son regard sur la photographie et renouveler son univers.

Au cours des années 2010, il s’est massivement penché sur l’insertion des robots dans nos sociétés. Ses expositions sur le sujet sont exposées dans plusieurs grandes galeries à travers le monde et son court-métrage L’année du robot court actuellement les festivals. Il a notamment déjà été récompensé au Festival du Film Court de Melbourne ou encore au Festival SHort To The Point en Roumanie.

Équipe Créative : Bonjour et merci d’avoir accepté notre invitation. Vous êtes photographe et vous voyagez à travers le monde depuis plusieurs décennies pour réaliser des clichés de peuples à travers leurs quotidiens respectifs, des clichés sur les changements de nos sociétés, etc. Pourquoi avoir quitté votre ancienne profession de médecin tropical pour vous diriger vers la photographie ? Qu’avez-vous conservé de votre première profession ?
Yves Gellie : Objectivement, je ne suis pas passé de la médecine à la photographie. Je suis passé d’un mode de vie à un autre. Les études de médecine m’ont passionné. J’ai testé beaucoup de pratiques différentes de cette profession, en passant par la médecine hospitalière, la médecine de brousse au Gabon, la médecine générale dans les Cévennes ou encore la médecine d’urgence au centre hospitalier d’Antibes. Mais j’avais besoin d’un rapport aux autres différent. La photographie a été un outil qui m’a permis de changer de cadre, de retrouver une liberté d’action et de pensée, d’avoir accès à tout ce qui m’intéressait. Je n’ai jamais vraiment eu le sentiment d’appartenir au monde des photographes même si j’en ai partagé le quotidien pendant de nombreuses années. L’appareil photo a été un outil, un prétexte, mais pas une finalité. Du moins, à cette époque.
La médecine m’a apporté une chose précieuse qui m’a permis d’entrer de plain-pied dans le photojournalisme : la sémiologie. Une observation médicale a beaucoup à voir avec la préparation et la réalisation d’un reportage. Elle s’apparente pour moi à l’enquête journalistique : interrogatoire, étude des signes, examens complémentaires, etc. Cette démarche m’a permis de traiter directement mes propres sujets.
Je ne connaissais à l’époque personne dans le monde de la photographie et dans la presse. L’intérêt purement photographique est venu plus tard, quand j’ai repris des études d’histoire de l’art qui m’ont amené sur un terrain moins instinctif, moins empathique, plus créatif. Je me suis éloigné du photojournalisme car j’étais de moins en moins satisfait du mode d’apparition de mes histoires photographiques dans les journaux. Je n’y retrouvais plus ce que je souhaitais raconter. Mais j’ai eu la chance de travailler régulièrement avec les plus grands magazines et agences de presse photographiques à une époque où les photojournalistes avaient encore leur mot à dire. Je pense que la nouvelle génération des photographes s’affranchit de plus en plus des journaux, et quelque part c’est une bonne chose.
Aujourd’hui j’utilise des outils adaptés aux travaux que je réalise. L’appareil photographique en fait partie, mais il n’est plus le seul.

Manufacture de pièces de rechange de voitures, Région de Hubei (2005).

Jeune fille de la communauté mandéenne lors d’une cérémonie religieuse, Bassora (1996).

E.C : Vous êtes né dans les années 50 et avez commencé votre profession dans les années 80. Vous avez eu l’occasion de vivre un monde sous la Guerre Froide puis sous un nouveau découpage géopolitique, un monde sans le terrorisme comme nous le connaissons aujourd’hui, sans le Moyen Orient de l’après 11 septembre, sans les réseaux sociaux… en somme, un monde très différent de celui d’aujourd’hui. Estimez-vous avoir quelque chose, une conscience, une motivation, que les jeunes photographes de l’ère 2000 ont moins ou n’ont plus aujourd’hui ? Que penseriez-vous pouvoir leur léguer et leur apprendre ?
Y.G : Rien n’a changé ! Si ce n’est l’effondrement de la presse magazine avec la perte de pouvoir des journalistes au profit des administrateurs et du marketing, le passage de l’argentique au numérique, l’hyper sophistication des boitiers qui sont presque capables d’autonomie, la transformation des cell phones en boitiers de prises de vues, les capacités infinies des logiciels de post productions, le tsunami que représente la production photographique sur les réseaux sociaux, etc. L’image est partout. Les possibilités sont infinies, et tant mieux. C’est le principe même de l’évolution. Les photographes n’ont pas vraiment besoin de s’adapter, ils en font partie. Ce qui a changé, c’est une disparition progressive du clivage entre ce que l’on appelait « professionnels » et « amateurs ». Tout le monde produit des images aujourd’hui, et de bonnes images.
Sinon, c’est un métier toujours aussi exigeant, qui nécessite des prises de risque à tous les niveaux. J’étais souvent en désaccord avec les dogmes de l’époque comme avec l’héritage de Cartier Bresson et de l’instant décisif, avec la déification du noir et blanc, avec le respect absolu du bord cadre et des couleurs kodak ou Fuji qui ont structuré une grande partie des photographies de l’époque. Je pratiquais la couleur et je ne me retrouvais pas dans ce carcan imposé par des agences comme Magnum qui, à l’époque, était le modèle dominant. Les photographes qui me fascinaient appartenaient aux générations antérieures, comme Walker Evans ou William Eggleston, deux influences avec des approches très différentes. Sinon, j’aime beaucoup la photographie objective allemande avec les photographes de l’école de Düsseldorf.
Pour la dernière série que j’ai faite sur le confinement lié à la pandémie, je me suis inspiré d’une sculpture de Jonathan Borofsky que j’avais vue en 1992 à la Documenta de Kassel, intitulée « Walking to the Sky ».
C’est difficile pour moi d’apporter des conseils à partir du moment où je pense que le meilleur juge de son travail, c’est soi-même — et à la rigueur ses proches ou des gens qui vous connaissent et sont bien intentionnés. Ne jamais faire une confiance aveugle aux lectures de portfolio. Se méfier comme de la peste des sirènes de l’esthétique. Comprendre le cadre dans lequel évoluent les choses ou les personnes que l’on photographie. Olivier Lugon rapporte les intentions de photographes comme Walker Evans : « C’est le motif qui fait la photo, c’est le modèle qui dicte l’image » ou bien « L’effacement radical de l’artiste ». « La neutralité efficace ». Ce sont mes boussoles.

Émergence des milices chiites à Sadr City lors de la chute de Bagdad, Irak (2003).

E.C : On a toujours une difficulté à cerner comment un photographe apprend d’un lieu ou d’un peuple et quelles attitudes il adopte pour se faire aussi discret qu’immiscé. Pouvez-vous nous parler du travail que vous faites en amont d’une séance photo ? Du choix de votre sujet jusqu’à après même le cliché ?
Y.G : J’ai toujours travaillé seul, sauf dans de rares occasions. Au début, ce n’était pas simple car dans la presse, le tandem journaliste/photographe était une tradition, les photographies illustrant le texte. C’est toujours quelque chose de présent, surtout dans la presse magazine française. C’est la raison pour laquelle j’ai beaucoup travaillé pour la presse allemande, qui correspondait plus à ma démarche. La réalisation de l’enquête journalistique photographique étant incontournable pour moi.
Tout en suivant l’actualité, j’ai souvent puisé mes sujets dans le croisement de la littérature, de l’histoire et de la géopolitique, comme je l’ai fait par exemple pour mon travail sur l’Iraq, qui s’est amorcé par la lecture d’un livre de Wilfried Thessiger Les Arabes des Marais. Ce livre évoque ce peuple du sud de l’Irak vivant dans le croissant fertile, le pays d’entre les deux fleuves, la Mésopotamie. J’ai ensuite découvert un almanach des années 30 qui décrivait la mosaïque des populations vivant entre le Tigre et l’Euphrate. L’Irak de Saddam Hussein était mis au ban de la société des nations. Tout le peuple irakien était assimilé à son dictateur. J’ai mis presque 10 ans à en faire le tour. Je travaille si possible sur le temps long, sur plusieurs voyages. Je commence toujours par l’épicentre du sujet, par les accès qui paraissent impossibles à atteindre, et ensuite je m’éloigne en cercle concentrique pour englober toute l’histoire.
Pour l’Irak, il s’agissait de photographier ce peuple mis sous embargo depuis la Première Guerre du Golfe et le pays plongé dans une situation économique et sociale désastreuse. Ces différents voyages m’ont amené à sillonner la quasi-totalité du territoire irakien, auquel j’ai intégré par la suite la Syrie et l’Iran, tous deux acteurs majeurs de l’histoire récente de l’Irak.
C’est à cette époque que j’ai commencé à changer ma vision des choses face à l’accumulation de documents visuels qui reproduisaient les mêmes stéréotypes d’une région confrontée à la guerre, les mêmes images de détresse, de pauvreté et de souffrance suscitant empathie et indignation. Progressivement, je me suis éloigné de cette conception de l’image concise, immédiatement lisible, chargée des symboles constitutifs d’un événement et d’une émotion perceptible au premier coup d’œil. Il ne s’agissait plus pour moi de démontrer ou de dénoncer, mais de montrer. J’ai alors pratiqué une forme de mutisme, de constat neutre et de détachement. J’ai élargi mes cadres et adopté une vision frontale redoublant l’objectivité apparente de l’image.
E.C : On peut observer sur les nouvelles plateformes numériques — sur les réseaux sociaux notamment — des photos toujours très variées, des profils divers, mais aussi des styles de photos très propres à l’émergence d’Instagram par exemple, avec un sens de la retouche photo différent du celui du passé. Quel regard portez-vous sur l’émergence d’une photographie des réseaux sociaux ?
Y.G : Chaque espace de publication a bien sûr ses codes, son mode de fonctionnement et ses clés de lecture. Instagram, que j’expérimente timidement, est bien sûr très intéressant. Visiblement, les images publiées doivent être d’une lecture immédiate, lisible, séduisante, surprenante, adaptée au format, mais je pense que ce n’est qu’un aspect des choses. La personnalité des « instagrameurs » et « instagrameuses » compte énormément. La stratégie de son utilisation pour obtenir un maximum de visibilité et de retour est essentielle. Les images ont bien sûr un impact, mais ce n’est pas suffisant pour déclencher un intérêt. La mise en scène des publications a beaucoup d’importance. Chaque type de publication suit une stratégie qu’il faut comprendre.

Tankistes des forces d’auto-défense japonaises basés au Mont Fuji, Japon (2006).

E.C : Vous diffusez aussi votre travail à la Galerie Baudoin Lebon à Paris. Comment s’est construite cette collaboration ? Que doit-on attendre d’une galerie en tant que photographe ?
Y.G : Pour moi, une galerie est importante dans la mesure où les images que je produis aujourd’hui apparaissent sous forme d’objets, d’installations. C’est un lieu où ces images prennent leur autonomie, où je n’ai plus besoin de les accompagner, de les défendre. Je les amène à exprimer ce que j’avais en tête à la prise de vue. Ensuite, elles vivent leur vie. Je n’ai jamais eu ce sentiment avec la presse. Le rôle des galeries est très lié à la vente des tirages. C’est difficile de parler de collaboration. Une galerie peut vous donner l’opportunité de présenter votre travail dans des événements comme des foires. En ce qui concerne les expositions, ce sont souvent des démarches personnelles qui vous permettent d’en faire. Une galerie s’occupera de vous si votre travail se vend bien. C’est une relation avant tout commerciale.
E.C : Avez-vous eu une mission pour laquelle vous avez eu particulièrement des regrets ? Durant laquelle vous étiez insatisfait de votre travail ou que vous avez été davantage peiné par ce que vous avez pu voir par rapport à vos autres voyages ?
Y.G : Oui, après la chute de Bagdad et du régime de Saddam Hussein, suite à la Seconde Guerre du Golfe. Je suis parti très vite dans le sud de l’Irak dans la région chiite de Kerbala et de Najaf. Pour moi la chute de Saddam signifiait avant tout la libération des chiites et la montée en puissance de l’Iran. Je me doutais que des milices chiites irakiennes et pro-iraniennes allaient se former rapidement. J’ai pu, sur un coup de chance, entrer dans le compound du leader Moktadar Al Sader et y rester plusieurs jours. Des iraniens étaient déjà présents avec des valises de cash qu’ils distribuaient aux étudiants en théologie dans le but de payer les salaires des enseignants et du personnel des hôpitaux pour en prendre le contrôle. Tout allait très vite. Après avoir pris tous les contacts nécessaires pour revenir, j’ai dû rentrer en France pour trouver une commande capable de me financer un plus long séjour en Irak. Dans le taxi que j’ai pris à l’aéroport, j’ai entendu un fameux chroniqueur sur France Inter affirmer que les chiites irakiens ne feraient jamais alliance avec l’Iran qu’ils avaient combattu quelques années plus tôt.
J’ai abordé tous les journaux avec qui je travaillais régulièrement pour trouver un financement. La plupart des rédactions pensait que les chiites étaient une histoire secondaire. Connaissant bien l’Irak, je savais que c’était totalement faux et que l’histoire était là. La capitale chiite allait bouger de Qom à Kerbala. Les chiites allaient diriger le pays, soutenus par l’administration américaine. Ils allaient prendre leur revanche. Je n’ai jamais pu trouver un financement, pourtant cela faisait dix ans que je suivais l’Irak. J’ai compris que l’avis d’un photographe sur des histoires complexes n’était plus d’actualité.
C’est à ce moment que j’ai pris mes distances avec la presse et que j’ai repris des cours d’histoire de l’art afin d’utiliser de nouveaux outils, de trouver d’autres modes d’apparition pour mon travail. Cela correspondait aussi à une découverte que j’avais faite au cours d’une édition de la Documenta de Kassel en Allemagne, qui présentait la vision des artistes sur l’actualité. Leur vision m’avait totalement subjugué. Ça a été réellement mon chemin de Damas.

Étude sur l’architecture d’Antti Lovag et Pierre Bernard dans la série « La Chambre Soeur », Maison Bernard – Sud de la France (2018).

E.C : Vous venez de passer la dernière décennie à vous pencher sur l’insertion progressive des robots dans nos sociétés et vous avez cherché à exposer autant la teneur des premiers rapports homme/robot que les interrogations que suscitent les robots et leur implantation dans nos sociétés. En tant que photographe et que citoyen du monde, quel a été le regard que vous avez porté sur l’émergence de ce qui pourrait être une « nouvelle population » ou un outil inhérent à notre quotidien ?
Y.G : J’ai travaillé tout d’abord sur une série de 50 photographies Human Version, représentant les grands robots humanoïdes comme plate-forme de recherche dans le monde (France, Japon, USA, Corée, Chine, Allemagne, Espagne, Italie). J’y ai traité par la même occasion de l’espace de la recherche, la notion de laboratoire et des outils des chercheurs. Cette série de photographies a eu un grand succès. Elle été présentée entre autre à Art Paris (Grand Palais), à Paris Photo (Grand Palais), à la Science Gallery du Trinity collège à Dublin, à la Biennale de Liège et de Lyon, à la Welcome Trust Collection à Londres, à Kyotographie au Japon, au CCCB de Barcelone, à l’Apexart de New York, à la galerie du jour Agnès B., au Musée Juif de Berlin, au Vitra Museum, à l’Art and Science Museum de Singapour ou encore à la Biennale de Vienne en 2007. Certaines images sont rentrées dans la collection personnelle d’Agnès B.
Pour la presse, cette série a été publiée sous forme de portfolio dans le Monde Magazine, le Financial magazine, Libération, Sceince et Avenir, Wired ou encore à Géo France et Allemagne.
À partir de ce travail photographique, j’ai publié une monographie Human Version aux éditions Loco. Puis, j’ai développé une série d’installations pour les villes de Versailles (Nuit Blanche), Reims et Rambouillet qui interrogent le relationnel entre l’homme et la machine. Pour Versailles par exemple, j’ai eu l’idée de créer un bas-relief de robot de huit mètres de haut criblé d’impacts de tirs, répété à l’identique en huit exemplaires et mappé, intégré sur les huit stèles de pierre formant la façade de l’École des Beaux-Arts. Ces bas-reliefs évoquaient le culte d’une divinité célébrant l’avènement de la mécatronique et de l’intelligence artificielle, une sorte de métaphore d’une civilisation robotique succédant à la nôtre et qui serait à son tour attaquée et vandalisée au travers de ses propres symboles.
Pour Reims, c’était entre autres une installation en partenariat avec Decaux, qui recense les questions formulées sur les chemins de l’Intelligence Artificielle par des chercheurs, des roboticiens, des juristes, des philosophes, des militaires, des politiques, des comités d’éthique que j’ai croisé pendant ce travail. Des phrases qui semblent fictionnelles mais qui expriment des problématiques concrètes. Une exploration de la fragile frontière entre fiction et réalité. Pour Rambouillet, un grand vitrail symbolisant l’avènement du robothéisme.
Tous ces travaux ont eu pour but d’explorer un dialogue possible entre l’homme et son double artificiel. Toute préfiguration de l’avenir des robots humanoïdes dans notre société est hasardeuse. La seule chose évidente est l’importance que l’intelligence artificielle prend dans notre quotidien. Les robots humanoïdes vont-ils en profiter ? Cette intelligence leur sera-t-elle insufflée, inoculée ? L’avenir nous le dira, mais les problèmes techniques de la mécatronique sont assez compliqués à résoudre, notamment la locomotion. L’intelligence artificielle entre en majorité, pour l’instant, dans des machines économiquement rentables.
E.C : Que pensez-vous avoir appris de nouveau sur le comportement humain qui vous permettrait de prendre de meilleures photos si vous deviez repartir en mission, en France ou à l’étranger, pour photographier ou filmer une population ?
Y.G : J’ai appris à tout relativiser, à me méfier des affirmations et des vérités assénées. Rien n’est jamais joué. Les évidences n’en sont pas. Les choses les plus invraisemblables se produisent. Il ne faut jamais renoncer. Les situations les plus compromises se retournent à la dernière seconde. Les zones les plus déshéritées abritent souvent les gens les plus généreux.

Human Version, série photographique (2007-2017).

E.C : Ne croyez-vous pas que l’implantation encore très récente des robots nous permet aujourd’hui de nous en amuser à leur contact ? Qu’avec une inscription plus durable et massive dans nos sociétés ils ne provoqueront plus la même réjouissance ?
Y.G : Comme je l’ai dit, prévoir ce genre de choses me paraît assez hasardeux. Je pense que toutes ces avancées technologiques, en matière de robotique et d’intelligence artificielle, sont en partie destinées à l’homme lui-même. Elles vont l’aider à lutter contre sa propre finitude. Je crois plus à l’homme augmenté qu’à l’avènement de robots humanoïdes totalement autonomes et dotés d’une intelligence artificielle profonde allant jusqu’à la conscience. Aujourd’hui, les robots humanoïdes bipèdes sont en majorité des plateformes de travail dans les laboratoires de recherche. Les robots humanoïdes évolués existeront certainement un jour, mais seront-ils capables de nous duper ? L’avenir me contredira certainement.
Le court-métrage L’année du robot que j’ai réalisé navigue entre fiction et réalité. C’est une sorte de documentaire anticipé qui explore un possible relationnel entre un humanoïde et des personnes âgées souffrant parfois d’Alzheimer ou de démence. Avec cette pandémie qui a fait des ravages dans les Ehpad, le film prend une dimension parabolique où l’être artificiel, insensible aux virus, pourrait devenir le seul lien possible avec l’extérieur.
Au cours du tournage, j’ai découvert que ces robots suscitent chez les personnes des émotions positives. Des études ont montré l’utilité de ces robots dans la prise en charge des personnes âgées atteintes de démence précoce, dans l’accompagnement des enfants ou des adultes autistes ou dans l’accompagnement des enfants atteints de maladies graves nécessitant des hospitalisations de longue durée.  Ces robots, dans certains cas, semblent améliorer la communication, l’interaction sociale, le bien-être, et diminuer les troubles du comportement. Les indications, les limites et les aspects éthiques sont discutés dans l’utilisation de ces robots au sein d’une prise en charge globale des personnes atteintes de démence.
E.C : Est-ce que le travail de photographe international est un métier « de la gravité » ? Vous avez eu l’occasion de montrer autant le quotidien suspendu de gens de plusieurs coins du monde que l’impact à la fois de la guerre sur les hommes que de l’homme sur la nature et sur son avenir. Vous ainsi que d’autres photographes êtes également aux avant-postes de la crise sanitaire actuelle. Tout ce que vous avez pu voir et saisir par l’image ne représente-t-il pas sensiblement la confusion, la peur dont nos sociétés peuvent être porteuses ?
Y.G : J’utiliserais le mot « responsabilité » plutôt que « gravité ». Responsabilité d’autant plus grande qu’aujourd’hui tout le monde produit de l’information. Il y a toujours un témoin présent qui capte ce qui se passe et qui le transmet presque simultanément. Le prolongement du bras et de la main est devenu un capteur d’images, souvent sans filtre. C’est une différence majeure avec l’époque de l’argentique où il se passait parfois plusieurs jours ou semaines avant de ramener les films. Il fallait les développer, les éditer, ce qui produisait un temps de latence qui permettait un certain recul face aux événements et à leur évolution. Aujourd’hui, c’est instantané. La transparence est totale, la possibilité de produire de l’information et de la diffuser est sans limites. On peut l’analyser, l’interpréter en live, la diffuser. Tous ces nouveaux outils sont réellement prodigieux.
Pour ma part, la démarche artistique me permet de produire des images ou de réaliser des installations à un rythme plus en accord avec le sens que je leurs donne. L’avènement et l’évolution de la technologie digitale a été, dans ce sens, une vraie libération pour moi.

Mars 2019

Exposition Rok Robota à la Tabacka Kulturfabrik – Kosice, Slovaquie (2019).

Dialogue – Paiheme

Comment se porte le monde de l’illustration en France et quels en sont les nouveaux acteurs ? Pour en savoir plus sur le travail d’illustrateur, nous avons interviewé Pierre-Marie Postel, plus connu sous le nom de Paiheme, un jeune illustrateur freelance résidant à Caen.

Paiheme a débuté son activité en 2015 et accède aujourd’hui à une certaine notoriété, notamment sur les réseaux sociaux. Il mêle dans ses créations, en grand ou petit format, différents symboles, personnages et objets de la culture japonaise de la fin du siècle dernier. Son travail l’a amené à collaborer avec des chanteurs comme Eddie Vedder, des restaurants et des marques de vêtements comme Talister Paris.

Équipe Créative : Bonjour et merci d’avoir accepté notre invitation. Pourriez-vous nous expliquer le choix de votre nom d’artiste « Paiheme » ?
Paiheme : Avec plaisir, merci à vous ! Paiheme est la manière dont j’ai choisi d’écrire « PM », qui a toujours été mon surnom. Mon prénom étant Pierre-Marie, cela me paraissait naturel d’aller vers quelque chose de simple et ressemblant.
E.C : Vos créations uniques sont aussi objectives qu’abstraites, de par votre mise en scène d’éléments du réel très mélangés qui se situent en dehors d’un environnement réel de vie quotidienne. Les éléments mobilisés et thématiques abordées sont très spécifiques à votre univers, qui est un univers japonais. Comment définiriez-vous votre production et sa différence avec les autres productions visibles dans les musées ou sur internet et les réseaux sociaux ?
P : Je définis mon travail comme un mélange artistique entre design graphique et illustration. Il y a la part artistique à travers laquelle j’ai intérieurement le besoin d’exprimer ma vision et mon expérience des voyages, notamment le Japon. Il y a une part d’illustration, qui mélange mes influences provenant du manga, de la bande-dessinée et des comics américains, et une part de design graphique qui s’inspire de la publicité japonaise des années 1970, par exemple. Mais avant tout, ça reste du dessin et un plaisir de créer des univers.
E.C : D’où est venue votre réussite ? Est-ce par Instagram ou d’autres réseaux sociaux que vous vous êtes fait connaître ?
: Je dirais que les choses sont en bonne voie, mais la réussite est encore loin (rires). Aujourd’hui je pense que c’est très compliqué de vouloir devenir indépendant en ne se basant que sur un seul réseau social. Du moins sur du long-terme. C’est important de créer un univers « cross-media » et de venir enrichir chaque média avec les particularités relatives de chaque plateforme. Par exemple, je me sers d’Instagram pour présenter une galerie clean mais si les gens veulent voir mon processus de création, je les invite plutôt à me suivre sur Behance ou sur Twitch. Chaque plateforme doit amener vers une autre plateforme pour créer un ensemble interconnecté. Cela fait quelques années que j’y travaille, mais aujourd’hui je commence à voir des résultats intéressants.
E.C : Vos œuvres comportent une foule de détails mais dans ce style japonais, justement, beaucoup d’éléments de vos compositions sont des idéogrammes, des cases, des titres en grandes lettres, des petits objets, etc. Combien de temps mettez-vous en moyenne pour réaliser un dessin, sur une feuille A3 par exemple ?
: Les meilleurs jours, une dizaine d’heures. Sinon, c’est plutôt une trentaine en moyenne. Il y en a cependant qui m’ont pris plusieurs semaines (rires).
E.C : On peut souvent penser que le numérique permet de faciliter, voire d’accélérer les processus créatifs comme le dessin. Réalisez-vous vos œuvres autant de manière digitale que sur papier ou y a-t-il un support qui, progressivement, a pris le pas sur l’autre dans votre travail ?
: Au début, je dessinais tout sur papier. Maintenant, depuis deux ans à peu près, je réalise uniquement les croquis sur papier et je les scanne ensuite pour continuer le dessin sur Photoshop. Je me suis dit, à un moment, que si je mettais en place un process comme tel, je pourrais dégager du temps pour faire de la musique ou des toiles. Je dirais que cela me permet d’avoir une sorte de frontière avec des productions plus personnelles.
E.C : Vous réalisez aussi de plus grands visuels comme des fresques murales, vous composez pour des marques de vêtements, vous avez créé des bornes d’arcade à construire et des coques de téléphone. Y a-t-il un support auquel vous auriez particulièrement envie de vous essayer à l’avenir ?
: Un truc délirant comme une façade d’immeuble, ça serait génial ! Et j’adorerais faire des figurines avec le packaging à l’ancienne. Sinon, actuellement, des snowboards décorés de mes dessins sont en cours de réalisation. J’ai hâte de les voir en vrai !
E.C : Vous avez plusieurs fois voyagé au Japon et dans d’autres pays d’Asie. Pensez-vous que, sans ces voyages, vous auriez pu produire vos créations avec la même qualité ? Avez-vous trouvé dans ces pays la justesse, les méthodes et l’inspiration que vous recherchiez ?
: Honnêtement, oui. Mais le fait d’y être allé me rend peut-être plus impliqué dans mes recherches. J’ai le besoin de m’appliquer et de partager certaines choses. Les détails dans mes dessins sont très souvent des références à des choses réelles comme l’album d’un musicien, une série, un restaurant, une rue dans laquelle je suis allé, etc.
E.C : Avec vos créations, on a l’occasion de se plonger dans une œuvre pleine de détails qui rappelle des objets anciens, notamment des vieilles affiches du siècle dernier. Le fait de reprendre beaucoup de cette iconographie du XXème siècle, est-ce pour vous un moyen de revenir à un contenu et une organisation des éléments visuels plus inspirée, voire même plus légitime que les iconographies actuelles — de la publicité notamment ?
: Mon travail part avant tout d’une passion pour rechercher des idées visuelles inconnues ou oubliées, comme les diggers de vinyles par exemple. Je souhaite comprendre comment ils étaient faits à l’époque et pourquoi ils ne sont plus à la mode aujourd’hui, pourquoi ils vont bientôt revenir, etc. Ensuite je trie ce que je peux exploiter pour mixer le tout avec une touche plus actuelle. Cela donne un mélange un peu anachronique.
E.C : Votre œuvre est très particulière. On ne pourrait l’assimiler ni au pop art, très expressif et vif des années 70-80, ni à l’art japonais à proprement parler, puisque vous êtes français et ancré dans une société bien différente de la société japonaise. Estimez-vous que votre production est assez reconnue ? Certaines clés de lecture peuvent-elles manquer au public français, ou plus largement à un public non nippon ?
P : C’est ce que je trouve cool, justement, le fait d’être dans un entre deux. J’essaie de créer des illustrations compréhensibles pour tout le monde, mais seules les personnes qui feront un effort supplémentaire de recherche seront en mesure de déceler les références et les éléments moins évidents que les japonais, eux, sauront reconnaître au premier coup d’œil.
E.C : La profession d’artiste peut souvent dépendre des commandes de clients particuliers. Avez-vous eu de la facilité à vendre votre travail ? Comme beaucoup de vos visuels peuvent s’éparpiller chez différents particuliers, n’aimeriez-vous pas construire ou disposer d’un lieu physique, comme un musée, pour entreposer et afficher certaines de vos productions et les rendre accessibles à tous ?
: Je crois que mon travail a su trouver un public car je suis arrivé sur le marché au moment où les illustrations d’inspiration japonaise commençaient doucement à devenir à la mode. Deux ans plus tard, tous les rappeurs mettaient des références de leurs mangas préférés dans leurs textes et Netflix diffuse aujourd’hui des animés. J’ai eu de la chance sur le timing, oui.
Et à propos de votre deuxième question, bien sûr que oui ! Je rêverais d’avoir un concept store doté d’un espace pour les expositions permanentes avec une partie boutique de vêtements et d’affiches, un coin pour se détendre et se restaurer… Un peu à la manière d’Avec & Co à Rennes, ou d’un café APC avec la dimension musée. Au-delà de toute la partie illustration, je me suis vite rendu compte que j’adorais collaborer avec des acteurs externes (marques, entreprises, réseaux, fournisseurs, etc.) et que s’occuper d’une structure, de l’aspect marketing et de sa communication, est assez chouette, même si ce n’est pas ce que je voulais faire à la base. Si mes dessins me permettent un jour de faire vivre des gens et d’avoir un impact économique et culturel positif au sein de la société, je ne demande pas mieux.
E.C : Vous avez pu observer au Japon, lors de vos voyages, l’implantation importante de l’iconographie nippone dans la société, les rues, les magasins, etc. L’univers manga est plus composé et présent qu’en France, très pictural et très dense mais aussi parfois très idéaliste. N’est-il pas étouffant dans ce pays ? Pensez-vous que nous avons de la chance, en France, de rencontrer encore assez rarement cette iconographie pour réussir à l’apprécier et la trouver particulière ?
: Je pense que vous avez raison. Quand tu es touriste, le dépaysement dans un pays comme le Japon est extraordinaire en terme d’expérience visuelle, mais on ne vit pas avec au quotidien. Cependant, j’avoue que vivre dans une mégalopole cyberpunk sortie de Blade Runner, ça me tente bien aussi (rires).
E.C : Vient maintenant le tour de notre rubrique libre. Souhaiteriez-vous ajouter quelque chose, autant pour clore que pour ouvrir ce débat ?
: En tant que français, je crois que nous sommes très focalisés sur le Japon depuis quelques années avec la mode provoquée par certains mangas, les animes, la cuisine, etc. On a tendance à oublier les pays voisins qui sont dotés d’une richesse culturelle tout aussi incroyable. Mon dernier voyage coup de cœur a été le Cambodge, qui est très différent et sur de nombreux points, est incomparable au Japon. On n’y voit pas les mêmes choses, le dépaysement n’est peut-être pas aussi intense, mais j’y ai passé là-bas un séjour extraordinaire aux côtés de gens d’une bienveillance et d’une générosité hors du commun. Je les aime tellement.
Et je recommanderais le film génial In the Mood for Love de Wong Kar-wai, dont la fin a été filmée au Cambodge.

Mars 2019