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Communauté de production artistique

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Dialogue – Yves Gellie

Yves Gellie est un photographe français né en 1953. Il a parcouru le monde d’abord en tant que médecin tropical puis en tant que photographe. Au tournant des années 2000, il a eu l’occasion d’étudier les populations du Moyen Orient et de photographier des minorités aux quatre coins du globe, toujours avec une volonté de dépeindre le quotidien véritable de ses sujets, avec beaucoup d’objectivité. Ayant œuvré en tant qu’indépendant et pour la presse écrite (revues et magazines), Yves Gellie a su plusieurs fois changer son regard sur la photographie et renouveler son univers.

Au cours des années 2010, il s’est massivement penché sur l’insertion des robots dans nos sociétés. Ses expositions sur le sujet sont exposées dans plusieurs grandes galeries à travers le monde et son court-métrage L’année du robot court actuellement les festivals. Il a notamment déjà été récompensé au Festival du Film Court de Melbourne ou encore au Festival SHort To The Point en Roumanie.

Équipe Créative : Bonjour et merci d’avoir accepté notre invitation. Vous êtes photographe et vous voyagez à travers le monde depuis plusieurs décennies pour réaliser des clichés de peuples à travers leurs quotidiens respectifs, des clichés sur les changements de nos sociétés, etc. Pourquoi avoir quitté votre ancienne profession de médecin tropical pour vous diriger vers la photographie ? Qu’avez-vous conservé de votre première profession ?
Yves Gellie : Objectivement, je ne suis pas passé de la médecine à la photographie. Je suis passé d’un mode de vie à un autre. Les études de médecine m’ont passionné. J’ai testé beaucoup de pratiques différentes de cette profession, en passant par la médecine hospitalière, la médecine de brousse au Gabon, la médecine générale dans les Cévennes ou encore la médecine d’urgence au centre hospitalier d’Antibes. Mais j’avais besoin d’un rapport aux autres différent. La photographie a été un outil qui m’a permis de changer de cadre, de retrouver une liberté d’action et de pensée, d’avoir accès à tout ce qui m’intéressait. Je n’ai jamais vraiment eu le sentiment d’appartenir au monde des photographes même si j’en ai partagé le quotidien pendant de nombreuses années. L’appareil photo a été un outil, un prétexte, mais pas une finalité. Du moins, à cette époque.
La médecine m’a apporté une chose précieuse qui m’a permis d’entrer de plain-pied dans le photojournalisme : la sémiologie. Une observation médicale a beaucoup à voir avec la préparation et la réalisation d’un reportage. Elle s’apparente pour moi à l’enquête journalistique : interrogatoire, étude des signes, examens complémentaires, etc. Cette démarche m’a permis de traiter directement mes propres sujets.
Je ne connaissais à l’époque personne dans le monde de la photographie et dans la presse. L’intérêt purement photographique est venu plus tard, quand j’ai repris des études d’histoire de l’art qui m’ont amené sur un terrain moins instinctif, moins empathique, plus créatif. Je me suis éloigné du photojournalisme car j’étais de moins en moins satisfait du mode d’apparition de mes histoires photographiques dans les journaux. Je n’y retrouvais plus ce que je souhaitais raconter. Mais j’ai eu la chance de travailler régulièrement avec les plus grands magazines et agences de presse photographiques à une époque où les photojournalistes avaient encore leur mot à dire. Je pense que la nouvelle génération des photographes s’affranchit de plus en plus des journaux, et quelque part c’est une bonne chose.
Aujourd’hui j’utilise des outils adaptés aux travaux que je réalise. L’appareil photographique en fait partie, mais il n’est plus le seul.

Manufacture de pièces de rechange de voitures, Région de Hubei (2005).

Jeune fille de la communauté mandéenne lors d’une cérémonie religieuse, Bassora (1996).

E.C : Vous êtes né dans les années 50 et avez commencé votre profession dans les années 80. Vous avez eu l’occasion de vivre un monde sous la Guerre Froide puis sous un nouveau découpage géopolitique, un monde sans le terrorisme comme nous le connaissons aujourd’hui, sans le Moyen Orient de l’après 11 septembre, sans les réseaux sociaux… en somme, un monde très différent de celui d’aujourd’hui. Estimez-vous avoir quelque chose, une conscience, une motivation, que les jeunes photographes de l’ère 2000 ont moins ou n’ont plus aujourd’hui ? Que penseriez-vous pouvoir leur léguer et leur apprendre ?
Y.G : Rien n’a changé ! Si ce n’est l’effondrement de la presse magazine avec la perte de pouvoir des journalistes au profit des administrateurs et du marketing, le passage de l’argentique au numérique, l’hyper sophistication des boitiers qui sont presque capables d’autonomie, la transformation des cell phones en boitiers de prises de vues, les capacités infinies des logiciels de post productions, le tsunami que représente la production photographique sur les réseaux sociaux, etc. L’image est partout. Les possibilités sont infinies, et tant mieux. C’est le principe même de l’évolution. Les photographes n’ont pas vraiment besoin de s’adapter, ils en font partie. Ce qui a changé, c’est une disparition progressive du clivage entre ce que l’on appelait « professionnels » et « amateurs ». Tout le monde produit des images aujourd’hui, et de bonnes images.
Sinon, c’est un métier toujours aussi exigeant, qui nécessite des prises de risque à tous les niveaux. J’étais souvent en désaccord avec les dogmes de l’époque comme avec l’héritage de Cartier Bresson et de l’instant décisif, avec la déification du noir et blanc, avec le respect absolu du bord cadre et des couleurs kodak ou Fuji qui ont structuré une grande partie des photographies de l’époque. Je pratiquais la couleur et je ne me retrouvais pas dans ce carcan imposé par des agences comme Magnum qui, à l’époque, était le modèle dominant. Les photographes qui me fascinaient appartenaient aux générations antérieures, comme Walker Evans ou William Eggleston, deux influences avec des approches très différentes. Sinon, j’aime beaucoup la photographie objective allemande avec les photographes de l’école de Düsseldorf.
Pour la dernière série que j’ai faite sur le confinement lié à la pandémie, je me suis inspiré d’une sculpture de Jonathan Borofsky que j’avais vue en 1992 à la Documenta de Kassel, intitulée « Walking to the Sky ».
C’est difficile pour moi d’apporter des conseils à partir du moment où je pense que le meilleur juge de son travail, c’est soi-même — et à la rigueur ses proches ou des gens qui vous connaissent et sont bien intentionnés. Ne jamais faire une confiance aveugle aux lectures de portfolio. Se méfier comme de la peste des sirènes de l’esthétique. Comprendre le cadre dans lequel évoluent les choses ou les personnes que l’on photographie. Olivier Lugon rapporte les intentions de photographes comme Walker Evans : « C’est le motif qui fait la photo, c’est le modèle qui dicte l’image » ou bien « L’effacement radical de l’artiste ». « La neutralité efficace ». Ce sont mes boussoles.

Émergence des milices chiites à Sadr City lors de la chute de Bagdad, Irak (2003).

E.C : On a toujours une difficulté à cerner comment un photographe apprend d’un lieu ou d’un peuple et quelles attitudes il adopte pour se faire aussi discret qu’immiscé. Pouvez-vous nous parler du travail que vous faites en amont d’une séance photo ? Du choix de votre sujet jusqu’à après même le cliché ?
Y.G : J’ai toujours travaillé seul, sauf dans de rares occasions. Au début, ce n’était pas simple car dans la presse, le tandem journaliste/photographe était une tradition, les photographies illustrant le texte. C’est toujours quelque chose de présent, surtout dans la presse magazine française. C’est la raison pour laquelle j’ai beaucoup travaillé pour la presse allemande, qui correspondait plus à ma démarche. La réalisation de l’enquête journalistique photographique étant incontournable pour moi.
Tout en suivant l’actualité, j’ai souvent puisé mes sujets dans le croisement de la littérature, de l’histoire et de la géopolitique, comme je l’ai fait par exemple pour mon travail sur l’Iraq, qui s’est amorcé par la lecture d’un livre de Wilfried Thessiger Les Arabes des Marais. Ce livre évoque ce peuple du sud de l’Irak vivant dans le croissant fertile, le pays d’entre les deux fleuves, la Mésopotamie. J’ai ensuite découvert un almanach des années 30 qui décrivait la mosaïque des populations vivant entre le Tigre et l’Euphrate. L’Irak de Saddam Hussein était mis au ban de la société des nations. Tout le peuple irakien était assimilé à son dictateur. J’ai mis presque 10 ans à en faire le tour. Je travaille si possible sur le temps long, sur plusieurs voyages. Je commence toujours par l’épicentre du sujet, par les accès qui paraissent impossibles à atteindre, et ensuite je m’éloigne en cercle concentrique pour englober toute l’histoire.
Pour l’Irak, il s’agissait de photographier ce peuple mis sous embargo depuis la Première Guerre du Golfe et le pays plongé dans une situation économique et sociale désastreuse. Ces différents voyages m’ont amené à sillonner la quasi-totalité du territoire irakien, auquel j’ai intégré par la suite la Syrie et l’Iran, tous deux acteurs majeurs de l’histoire récente de l’Irak.
C’est à cette époque que j’ai commencé à changer ma vision des choses face à l’accumulation de documents visuels qui reproduisaient les mêmes stéréotypes d’une région confrontée à la guerre, les mêmes images de détresse, de pauvreté et de souffrance suscitant empathie et indignation. Progressivement, je me suis éloigné de cette conception de l’image concise, immédiatement lisible, chargée des symboles constitutifs d’un événement et d’une émotion perceptible au premier coup d’œil. Il ne s’agissait plus pour moi de démontrer ou de dénoncer, mais de montrer. J’ai alors pratiqué une forme de mutisme, de constat neutre et de détachement. J’ai élargi mes cadres et adopté une vision frontale redoublant l’objectivité apparente de l’image.
E.C : On peut observer sur les nouvelles plateformes numériques — sur les réseaux sociaux notamment — des photos toujours très variées, des profils divers, mais aussi des styles de photos très propres à l’émergence d’Instagram par exemple, avec un sens de la retouche photo différent du celui du passé. Quel regard portez-vous sur l’émergence d’une photographie des réseaux sociaux ?
Y.G : Chaque espace de publication a bien sûr ses codes, son mode de fonctionnement et ses clés de lecture. Instagram, que j’expérimente timidement, est bien sûr très intéressant. Visiblement, les images publiées doivent être d’une lecture immédiate, lisible, séduisante, surprenante, adaptée au format, mais je pense que ce n’est qu’un aspect des choses. La personnalité des « instagrameurs » et « instagrameuses » compte énormément. La stratégie de son utilisation pour obtenir un maximum de visibilité et de retour est essentielle. Les images ont bien sûr un impact, mais ce n’est pas suffisant pour déclencher un intérêt. La mise en scène des publications a beaucoup d’importance. Chaque type de publication suit une stratégie qu’il faut comprendre.

Tankistes des forces d’auto-défense japonaises basés au Mont Fuji, Japon (2006).

E.C : Vous diffusez aussi votre travail à la Galerie Baudoin Lebon à Paris. Comment s’est construite cette collaboration ? Que doit-on attendre d’une galerie en tant que photographe ?
Y.G : Pour moi, une galerie est importante dans la mesure où les images que je produis aujourd’hui apparaissent sous forme d’objets, d’installations. C’est un lieu où ces images prennent leur autonomie, où je n’ai plus besoin de les accompagner, de les défendre. Je les amène à exprimer ce que j’avais en tête à la prise de vue. Ensuite, elles vivent leur vie. Je n’ai jamais eu ce sentiment avec la presse. Le rôle des galeries est très lié à la vente des tirages. C’est difficile de parler de collaboration. Une galerie peut vous donner l’opportunité de présenter votre travail dans des événements comme des foires. En ce qui concerne les expositions, ce sont souvent des démarches personnelles qui vous permettent d’en faire. Une galerie s’occupera de vous si votre travail se vend bien. C’est une relation avant tout commerciale.
E.C : Avez-vous eu une mission pour laquelle vous avez eu particulièrement des regrets ? Durant laquelle vous étiez insatisfait de votre travail ou que vous avez été davantage peiné par ce que vous avez pu voir par rapport à vos autres voyages ?
Y.G : Oui, après la chute de Bagdad et du régime de Saddam Hussein, suite à la Seconde Guerre du Golfe. Je suis parti très vite dans le sud de l’Irak dans la région chiite de Kerbala et de Najaf. Pour moi la chute de Saddam signifiait avant tout la libération des chiites et la montée en puissance de l’Iran. Je me doutais que des milices chiites irakiennes et pro-iraniennes allaient se former rapidement. J’ai pu, sur un coup de chance, entrer dans le compound du leader Moktadar Al Sader et y rester plusieurs jours. Des iraniens étaient déjà présents avec des valises de cash qu’ils distribuaient aux étudiants en théologie dans le but de payer les salaires des enseignants et du personnel des hôpitaux pour en prendre le contrôle. Tout allait très vite. Après avoir pris tous les contacts nécessaires pour revenir, j’ai dû rentrer en France pour trouver une commande capable de me financer un plus long séjour en Irak. Dans le taxi que j’ai pris à l’aéroport, j’ai entendu un fameux chroniqueur sur France Inter affirmer que les chiites irakiens ne feraient jamais alliance avec l’Iran qu’ils avaient combattu quelques années plus tôt.
J’ai abordé tous les journaux avec qui je travaillais régulièrement pour trouver un financement. La plupart des rédactions pensait que les chiites étaient une histoire secondaire. Connaissant bien l’Irak, je savais que c’était totalement faux et que l’histoire était là. La capitale chiite allait bouger de Qom à Kerbala. Les chiites allaient diriger le pays, soutenus par l’administration américaine. Ils allaient prendre leur revanche. Je n’ai jamais pu trouver un financement, pourtant cela faisait dix ans que je suivais l’Irak. J’ai compris que l’avis d’un photographe sur des histoires complexes n’était plus d’actualité.
C’est à ce moment que j’ai pris mes distances avec la presse et que j’ai repris des cours d’histoire de l’art afin d’utiliser de nouveaux outils, de trouver d’autres modes d’apparition pour mon travail. Cela correspondait aussi à une découverte que j’avais faite au cours d’une édition de la Documenta de Kassel en Allemagne, qui présentait la vision des artistes sur l’actualité. Leur vision m’avait totalement subjugué. Ça a été réellement mon chemin de Damas.

Étude sur l’architecture d’Antti Lovag et Pierre Bernard dans la série « La Chambre Soeur », Maison Bernard – Sud de la France (2018).

E.C : Vous venez de passer la dernière décennie à vous pencher sur l’insertion progressive des robots dans nos sociétés et vous avez cherché à exposer autant la teneur des premiers rapports homme/robot que les interrogations que suscitent les robots et leur implantation dans nos sociétés. En tant que photographe et que citoyen du monde, quel a été le regard que vous avez porté sur l’émergence de ce qui pourrait être une « nouvelle population » ou un outil inhérent à notre quotidien ?
Y.G : J’ai travaillé tout d’abord sur une série de 50 photographies Human Version, représentant les grands robots humanoïdes comme plate-forme de recherche dans le monde (France, Japon, USA, Corée, Chine, Allemagne, Espagne, Italie). J’y ai traité par la même occasion de l’espace de la recherche, la notion de laboratoire et des outils des chercheurs. Cette série de photographies a eu un grand succès. Elle été présentée entre autre à Art Paris (Grand Palais), à Paris Photo (Grand Palais), à la Science Gallery du Trinity collège à Dublin, à la Biennale de Liège et de Lyon, à la Welcome Trust Collection à Londres, à Kyotographie au Japon, au CCCB de Barcelone, à l’Apexart de New York, à la galerie du jour Agnès B., au Musée Juif de Berlin, au Vitra Museum, à l’Art and Science Museum de Singapour ou encore à la Biennale de Vienne en 2007. Certaines images sont rentrées dans la collection personnelle d’Agnès B.
Pour la presse, cette série a été publiée sous forme de portfolio dans le Monde Magazine, le Financial magazine, Libération, Sceince et Avenir, Wired ou encore à Géo France et Allemagne.
À partir de ce travail photographique, j’ai publié une monographie Human Version aux éditions Loco. Puis, j’ai développé une série d’installations pour les villes de Versailles (Nuit Blanche), Reims et Rambouillet qui interrogent le relationnel entre l’homme et la machine. Pour Versailles par exemple, j’ai eu l’idée de créer un bas-relief de robot de huit mètres de haut criblé d’impacts de tirs, répété à l’identique en huit exemplaires et mappé, intégré sur les huit stèles de pierre formant la façade de l’École des Beaux-Arts. Ces bas-reliefs évoquaient le culte d’une divinité célébrant l’avènement de la mécatronique et de l’intelligence artificielle, une sorte de métaphore d’une civilisation robotique succédant à la nôtre et qui serait à son tour attaquée et vandalisée au travers de ses propres symboles.
Pour Reims, c’était entre autres une installation en partenariat avec Decaux, qui recense les questions formulées sur les chemins de l’Intelligence Artificielle par des chercheurs, des roboticiens, des juristes, des philosophes, des militaires, des politiques, des comités d’éthique que j’ai croisé pendant ce travail. Des phrases qui semblent fictionnelles mais qui expriment des problématiques concrètes. Une exploration de la fragile frontière entre fiction et réalité. Pour Rambouillet, un grand vitrail symbolisant l’avènement du robothéisme.
Tous ces travaux ont eu pour but d’explorer un dialogue possible entre l’homme et son double artificiel. Toute préfiguration de l’avenir des robots humanoïdes dans notre société est hasardeuse. La seule chose évidente est l’importance que l’intelligence artificielle prend dans notre quotidien. Les robots humanoïdes vont-ils en profiter ? Cette intelligence leur sera-t-elle insufflée, inoculée ? L’avenir nous le dira, mais les problèmes techniques de la mécatronique sont assez compliqués à résoudre, notamment la locomotion. L’intelligence artificielle entre en majorité, pour l’instant, dans des machines économiquement rentables.
E.C : Que pensez-vous avoir appris de nouveau sur le comportement humain qui vous permettrait de prendre de meilleures photos si vous deviez repartir en mission, en France ou à l’étranger, pour photographier ou filmer une population ?
Y.G : J’ai appris à tout relativiser, à me méfier des affirmations et des vérités assénées. Rien n’est jamais joué. Les évidences n’en sont pas. Les choses les plus invraisemblables se produisent. Il ne faut jamais renoncer. Les situations les plus compromises se retournent à la dernière seconde. Les zones les plus déshéritées abritent souvent les gens les plus généreux.

Human Version, série photographique (2007-2017).

E.C : Ne croyez-vous pas que l’implantation encore très récente des robots nous permet aujourd’hui de nous en amuser à leur contact ? Qu’avec une inscription plus durable et massive dans nos sociétés ils ne provoqueront plus la même réjouissance ?
Y.G : Comme je l’ai dit, prévoir ce genre de choses me paraît assez hasardeux. Je pense que toutes ces avancées technologiques, en matière de robotique et d’intelligence artificielle, sont en partie destinées à l’homme lui-même. Elles vont l’aider à lutter contre sa propre finitude. Je crois plus à l’homme augmenté qu’à l’avènement de robots humanoïdes totalement autonomes et dotés d’une intelligence artificielle profonde allant jusqu’à la conscience. Aujourd’hui, les robots humanoïdes bipèdes sont en majorité des plateformes de travail dans les laboratoires de recherche. Les robots humanoïdes évolués existeront certainement un jour, mais seront-ils capables de nous duper ? L’avenir me contredira certainement.
Le court-métrage L’année du robot que j’ai réalisé navigue entre fiction et réalité. C’est une sorte de documentaire anticipé qui explore un possible relationnel entre un humanoïde et des personnes âgées souffrant parfois d’Alzheimer ou de démence. Avec cette pandémie qui a fait des ravages dans les Ehpad, le film prend une dimension parabolique où l’être artificiel, insensible aux virus, pourrait devenir le seul lien possible avec l’extérieur.
Au cours du tournage, j’ai découvert que ces robots suscitent chez les personnes des émotions positives. Des études ont montré l’utilité de ces robots dans la prise en charge des personnes âgées atteintes de démence précoce, dans l’accompagnement des enfants ou des adultes autistes ou dans l’accompagnement des enfants atteints de maladies graves nécessitant des hospitalisations de longue durée.  Ces robots, dans certains cas, semblent améliorer la communication, l’interaction sociale, le bien-être, et diminuer les troubles du comportement. Les indications, les limites et les aspects éthiques sont discutés dans l’utilisation de ces robots au sein d’une prise en charge globale des personnes atteintes de démence.
E.C : Est-ce que le travail de photographe international est un métier « de la gravité » ? Vous avez eu l’occasion de montrer autant le quotidien suspendu de gens de plusieurs coins du monde que l’impact à la fois de la guerre sur les hommes que de l’homme sur la nature et sur son avenir. Vous ainsi que d’autres photographes êtes également aux avant-postes de la crise sanitaire actuelle. Tout ce que vous avez pu voir et saisir par l’image ne représente-t-il pas sensiblement la confusion, la peur dont nos sociétés peuvent être porteuses ?
Y.G : J’utiliserais le mot « responsabilité » plutôt que « gravité ». Responsabilité d’autant plus grande qu’aujourd’hui tout le monde produit de l’information. Il y a toujours un témoin présent qui capte ce qui se passe et qui le transmet presque simultanément. Le prolongement du bras et de la main est devenu un capteur d’images, souvent sans filtre. C’est une différence majeure avec l’époque de l’argentique où il se passait parfois plusieurs jours ou semaines avant de ramener les films. Il fallait les développer, les éditer, ce qui produisait un temps de latence qui permettait un certain recul face aux événements et à leur évolution. Aujourd’hui, c’est instantané. La transparence est totale, la possibilité de produire de l’information et de la diffuser est sans limites. On peut l’analyser, l’interpréter en live, la diffuser. Tous ces nouveaux outils sont réellement prodigieux.
Pour ma part, la démarche artistique me permet de produire des images ou de réaliser des installations à un rythme plus en accord avec le sens que je leurs donne. L’avènement et l’évolution de la technologie digitale a été, dans ce sens, une vraie libération pour moi.

Mars 2019

Exposition Rok Robota à la Tabacka Kulturfabrik – Kosice, Slovaquie (2019).