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Communauté de production artistique

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Dialogue – Antoinette Dennefeld et Francesco Salvadori

Confinés furent et reconfinés sont les arts du spectacle. En cette année 2020 particulièrement contraignante pour le spectacle vivant, tous les arts de scène n’ont pas conservé la même visibilité.

L’opéra et ses chanteurs, ses techniciens, ses chorégraphes et metteurs en scène, ses chef-décorateurs et ses autres acteurs essentiels subissent de plein fouet. Subissent-ils le fait de travailler autour d’œuvres bien souvent anciennes et sur des spectacles de plusieurs heures ? Il serait tentant de remettre en cause certaines formes d’art face à l’instantanéité des réseaux sociaux et des chorégraphies de quelques dizaines de secondes, et de voir cette période comme l’occasion pour la scène de se remettre en question, de faire plus concis ou plus « nouveau ». Mais si l’on peut certes toujours se servir du terreau de la crise pour se regénérer, nous serions peinés à la rouverture des salles d’avoir perdu l’identité du spectacle vivant, et notamment de l’opéra. Profitons donc de cette période de confinement pour servir les arts. Tous les arts.

Antoinette Dennefeld et Francesco Salvadori sont respectivement chanteuse et chanteur lyriques. Ils se sont produit ces dernières années à l’international dans les plus grands théâtres de France et d’ailleurs. Vivant ensemble, ils constatent actuellement la crise humaine et économique de l’art de l’opéra. Pourtant, au-delà de la situation sanitaire, ils sont aussi particulièrement intéressants à écouter débattre, notamment au sujet d’autres notions relatives à l’opéra comme la représentation moderne d’œuvres anciennes, le parcours et le travail d’un chanteur lyrique, les perspectives de carrière, la représentation des intermittents du spectacle et des chanteurs lyriques à l’heure actuelle ou encore l’effort collectif que représente la réalisation et la représentation d’une pièce.

Cet été, Équipe Créative a eu la chance de pouvoir échanger avec eux.

Francesco Salvadori jouant un Hérault dans Jérusalem de Giuseppe Verdi, Teatro Regio de Parme (2017).

Équipe Créative : Bonjour et merci d’avoir accepté notre invitation. Francesco, vous êtes italien tandis que vous, Antoinette, êtes française. Ces deux nations européennes riches de patrimoines artistiques importants ont-t-elles pu favoriser votre intérêt, votre connaissance et votre accession à l’art de l’opéra ? Comment en êtes-vous venus à vouloir devenir chanteur et chanteuse lyriques ?
Antoinette Dennefeld : Vivre dans un pays avec une culture de l’opéra et de la musique classique aide indéniablement. J’ai grandi dans une famille de musiciens. La musique classique faisait déjà partie de mon quotidien. J’ai d’abord étudié le piano puis fait beaucoup de danse. J’ai commencé à aller chanter dans le chœur où chantait ma mère. J’y ai appris ce que c’était que de partager une vibration. J’ai découvert notamment ce qu’était le chant lyrique. J’avais déjà vu quelques pièces d’opéra dans ma jeunesse, mais c’est ce passage à la pratique qui m’a véritablement amené à m’y intéresser davantage.
Francesco Salvadori : L’opéra a été inventé il y a près de quatre siècles en Italie. On peut penser qu’il fait partie de la culture quotidienne actuelle mais pas du tout, en réalité. En tant qu’originaire de Sienne, une ville ayant une forte tradition du chant populaire, cela m’a indéniablement apporté une sensibilité musicale. L’opéra en tant que culture populaire existait encore jusqu’à la fin de la moitié du XXème siècle mais je n’ai pas baigné dedans dans ma jeunesse. Je n’avais jamais écouté un seul opéra. Cet environnement m’a cependant permis de m’intéresser à la musique même si personne dans ma famille n’était musicien de métier. J’ai vu d’autres sortes de musiques, j’ai fait du jazz et du piano pendant quelques années. Bien plus tard, quand j’étais enseignant de musique moderne et élève dans un cours de chant, ma professeure de chant a eu l’intuition que j’étais fait pour un autre type de chant, pour une autre dimension. Elle m’a alors parlé de l’opéra, quelque chose que je voyais comme étant un art d’élite. J’ai pourtant suivi ses mots pour ainsi dire et, en commençant à m’intéresser à cet art, j’ai senti qu’il était fait pour moi. Aujourd’hui, après plusieurs années de chant lyrique, je revendique mon italianité, mais plutôt dans l’aspect de la musicalité que dans celui d’une culture de l’opéra directement.
E.C : Pensez-vous, dans ce sens, qu’on se fait une fausse image de l’Italie et de la place qu’occupe l’opéra dans ce pays ?
F.S : Les clichés sur les italiens qui jouent de la musique et qui chantent sont des clichés qui je pense sont assez vrais. Chaque région, chaque ville italienne a ses instruments et ses morceaux spécifiques. Pour ce qui est de l’opéra, cet art était vraiment très présent dans la vie de toutes les classes sociales jusque dans les années 60 et 70. Dans les champs, les gens chantaient de l’opéra, du Puccini. Mon grand-père chantait de l’opéra malgré le fait qu’il ait été analphabète comme les autres. Aujourd’hui, c’est un art bien moins présent, une expérience moins vécue également en Italie. Je pense que si l’on réalisait un sondage sur un échantillon de français et sur un échantillon d’italiens, davantage de français que d’italiens auraient déjà été à l’opéra.
E.C : Des aptitudes orales autant que corporelles et chorégraphiques sont requises pour chacune de vos représentations. Quels sont, selon vous, les aptitudes les plus sollicitées ? Quels sont les aspects de votre profession pour lesquels vous vous exercez le plus ? Quel est l’élément qui, selon vous, permet la communion de toutes les aptitudes et compétences invoquées au cours d’une représentation ?
F.S : Je pense que le chant doit toujours passer en premier plan. Cela peut varier d’un chanteur à un autre, bien sûr. Certains performeurs savent qu’ils doivent rajouter beaucoup dans le mouvement et dans le jeu d’acteur pour avoir une grande présence dans ce répertoire, tandis que d’autres bougeront peu mais leur présence vocale ou leur manque de mouvement inspirera davantage. Cela change également beaucoup d’un répertoire à un autre. Certains répertoires sont vocalement très demandants, ce qui empêche de bouger dans tous les sens – souvent, dans ce cas, les metteurs en scène en sont conscients et ne nous demandent pas de bouger énormément. Le chanteur d’opéra reste à proprement parler un chanteur. Ce n’est pas un acteur qui, lui, possède une liberté de mouvement différente, voire plus importante.
Il existe des variations d’attitude entre chanteurs. Un chanteur qui ne bouge pas pourra m’émouvoir autant, voire même plus, qu’un autre chanteur qui bouge beaucoup. Ce qui est important, c’est qu’une émotion passe. En tant qu’italien avec la part de culture italienne de l’opéra dont j’ai hérité (et ce même si c’est un art moins présent dans le quotidien aujourd’hui), je trouve l’esthétisme du chant fondamental. La part vocale ne doit pas être faible.

Antoinette Dennefeld interprétant Paula dans l’opéra L’affaire Tailleferre de Germaine Tailleferre, Opéra de Limoges (2014).

E.C : La manière dont on bouge influence cruellement notre performance. Peut-il être parfois difficile d’allier les deux ?
F.S : C’est un problème dont on parle de plus en plus entre artistes, notamment par rapport aux metteurs en scène et à la manière actuelle influencée par le cinéma de faire de l’opéra. Par exemple, il peut arriver de trop se soucier du réalisme que l’on voit sur un écran de cinéma alors que l’opéra et le cinéma sont deux arts bien différents. On peut donc choisir son metteur en scène et sa manière de faire du théâtre en fonction de ce souci de réalisme cinématographique. Au cinéma, lorsque deux acteurs s’embrassent, c’est comme dans la vie, voire même plus que dans la vie. Les metteurs en scène peuvent penser qu’il est difficile pour les gens de se rendre au théâtre pour voir un couple finalement assez « théâtral ». Beaucoup cherchent donc à créer quelque chose de plus moderne. Parfois même trop moderne. Ce souci du réalisme, de la mise en scène que je qualifie de moderne, peut parfois bien passer quand elle faire preuve de très peu de concessions vocales par exemple. Dans d’autres cas, cela peut aussi très mal se passer, notamment avec certains metteurs en scène. Je reste convaincu que l’opéra et le théâtre ne doivent pas se confondre dans les traits du cinéma. Ces deux disciplines doivent toutes deux rester théâtrales.
E.C : Dans ce souci de concilier voix et corps, avez-vous certains automatismes qui vont sont enseignés ou qui vous sont propres ?
A.D : Je pense que c’est très propre à chacun. Premièrement, parce que chacun chante avec la voix et le corps qu’il possède. On a des gens avec une habitude et un passé du mouvement différents des autres. Certains chantent de manière très souple et sont moins dans le contrôle. Du fait de mes années de danse, j’apprécie beaucoup la contrainte imposée par des mouvements et des positions que l’on ne s’attend pas à voir chez un chanteur. Je ne peux évidemment pas faire du trampoline et sauter dans tous les sens, il y aurait un problème de souffle. Mais une position assise avec les genoux vers soi ou une position couchée amènent à devoir s’adapter, à rechercher une ouverture différente au niveau du dos, par exemple. C’est plus facile pour moi que de chanter debout quand mon seul contact avec le sol sont mes deux pieds, souvent en chaussures à talons de plus. Mais cela reste très personnel. Certains de mes collègues sont étonnés du confort que j’éprouve dans cette contrainte.
Ce qui me touche quand je vois quelqu’un chanter, ce qui m’importe, c’est que je ne puisse pas voir l’effort. Il faut que cela soit fluide, que cette personne bouge beaucoup ou non. Peut-être est-ce dû encore à mon passif de danseuse. La danse est une discipline pour laquelle l’entraînement acharné doit permettre l’illusion de voir une danseuse très légère, qui n’éprouve aucune difficulté.
F.S : Quand on parle de bouger dans notre art, je précise que ce n’est pas comme dans le Music-Hall par exemple. Les acteurs de Music-Hall sont des danseurs. Les chanteurs d’opéra, eux, ne dansent pas, sauf cas exceptionnels. On s’entraîne et on apprend, en Conservatoire ou en Académie, à « bouger » dans le sens théâtral du terme.
A.D : Pendant nos formations, on nous fait d’ailleurs travailler pour gommer nos automatismes afin de rompre le côté mécanique des mouvements, des tics de mains, de bras qui montent sur une note par exemple. On ne doit pas montrer l’effort. La performance vocale doit paraître facile, naturelle. Pour cela, il faut rester fidèle aux mouvements nécessaires uniquement.
F.S : Et c’est difficile de gommer ces automatismes à cause notamment du stress de la prestation. Je pense que le chant classique est beaucoup plus stressant que le chant moderne. Dans le moderne, on peut être souple, salir une voix, lui rajouter des effets et bien réussir avec des voix abimées. C’est une liberté que l’on n’a pas à l’opéra où l’on doit se plier aux contraintes de chanter sans micro dans une grande salle. Il y a la contrainte d’un volume vocal qui doit dépasser et s’accorder sur l’orchestre pour rester totalement lisse. Les gens ne viennent pas pour voir un chanteur bourré de tics.
A.D : Pour revenir à la question des qualités importantes, on retrouve l’importance d’être concentré sur l’ensemble des chanteurs, à l’écoute des autres, attentif à chaque variation de tempos dans le jeu d’un collègue, un oubli de mot, d’accessoire qui s’avérait important, etc.
F.S : C’est aussi pour ces raisons que l’opéra doit garder son identité propre et ne pas tomber une nouvelle fois dans le souci de rechercher trop de réalisme, car il y a déjà tant de choses dont il faut se soucier dans cette mécanique théâtrale. Si on cherche à trop moderniser un opéra, cela risque souvent de le faire baisser en qualité sur ses points fondamentaux et, de ce fait, la performance en pâtirait. On ne pourrait ainsi pas gérer les différentes contraintes du chanteur d’opéra.

Antoinette Dennefeld métamorphosée en Iselier dans Comte Ory de Rosssini, Opéra National de Lyon (2014).

E.C : Comment percevez-vous la manière dont certaines compositions semblent extrêmement modernisées et mises en commun avec des sujets d’actualité tels le monde numérique et des sujets qui n’étaient pas vraiment liés aux histoires ou à l’intention première des compositeurs classiques ? Est-ce un écueil ? Est-ce le bon moyen pour intéresser certaines classes sociale, ou même l’ensemble de la société, à l’opéra ?
F.S : Il faut que l’opéra évolue, évidemment. Le théâtre doit respecter l’époque et les gens de chaque époque. Moderniser ne signifie pas nécessairement dénaturer une œuvre. Les plus belles représentations que j’ai pu voir, celles dans lesquelles je voyais les gens sortir changés, étaient des relectures modernes. Il y a cependant une différence entre replacer dans le temps une œuvre en respectant ses caractéristiques propres, son sens, et la violer. Pour enrichir, réadapter et ne pas perturber la nature de l’œuvre, il faut être très bon et posséder le bagage et l’humilité nécessaires pour créer cette œuvre. On a vu plusieurs fois des metteurs en scène amenant l’idée de massivement modifier une œuvre sous prétexte qu’à certains moments le texte, la musique ou les deux les dérangeaient. Ils estimaient qu’on avait vu cette œuvre des centaines de fois et que par conséquent, il leur fallait aller vers d’autres directions avec l’œuvre originale.
A.D : Vouloir beaucoup modifier l’œuvre est envisageable, mais dans ce cas il ne faut pas vendre aux spectateurs un classique mais plutôt une réécriture inspirée du classique. Souvent, on va voir des spectacles, des œuvres classiques très connues, et on se retrouve à assister à quelque chose de très éloigné de l’original qui raconte des choses finalement différentes. Il faut avoir au moins le respect de dire que c’est une œuvre écrite « d’après » et non pas l’œuvre originale.
F.S : Le test est très simple pour distinguer les metteurs en scène qui savent ou non les raisons pour lesquelles ils veulent adapter leur œuvre d’une certaine manière. Il suffit de leur demander pourquoi. Le bon metteur en scène saura vous expliquer chaque modification faite à chaque instant. Les mauvais se dérobent et ne savent pas quoi répondre. Par conséquent, on va aussi pouvoir repérer ces problèmes de mise de scène lorsqu’on demande aux artistes eux-mêmes la raison de telle ou telle modification, du placement d’un des personnages, d’un accessoire et qu’ils ne peuvent pas nous répondre. On a déjà pu voir cela arriver.
A.D: Et en tant que spectateur, si l’on doit trop fréquemment, au cours d’une représentation, faire un effort très important pour comprendre pourquoi telle chose à été modifiée ou ce que le metteur en scène a voulu dire, c’est qu’il y a un problème. C’est récurrent de nos jours et très lié à la façon dont l’industrie de l’opéra fonctionne aujourd’hui. On crée beaucoup de nouvelles productions pour lesquelles on répète pendant un mois, en jouant quatre à huit fois dans les plus grosses maisons seulement. C’est dommage, car il y a un énorme travail de mise en scène qui n’est pas assez exploité, qui est fait dans l’empressement. De ce fait, chaque pièce d’opéra, chaque année, voit venir un Carmen (ndlr; l’opéra le plus joué au monde) d’un nouveau metteur en scène. On souhaite faire du nouveau mais on fait tout le temps les mêmes œuvres pour la part d’assurance que rapportent les grands opéras. Ce n’est pas forcément aider l’opéra et beaucoup d’œuvres vont disparaître car elles ne sont jamais jouées.
F.S : Les opéras laissent souvent le champ libre à une pièce jamais ou peu jouée chaque année, mais cela relève presque de l’anecdotique. Ce sont les grands opéras qui vont marcher. Une part du problème tient également dans le public. Notre rapport à la culture tend vers le superficiel. On apprécie davantage l’inédit et la surprise par de beaux effets spéciaux, plutôt que la chose bien faite. À cause de tous ces éléments, on se retrouve avec des réécritures faites pour impressionner et attirer l’attention plus qu’autre chose, des Carmen avec des robots ou qui se déroulent sur Mars, un Don Giovanni sous les océans, La Bohème sur la Lune, etc. C’est l’esthétisme qui prime et les théâtres se sentent obligés de devoir expérimenter ce registre du spectaculaire pour le public, alors que ce ne sont pas toujours les mises en scènes dramatiques qui vont marquer les gens.
A.D : Il y a aussi des gens qui s’agacent de voir ces réécriture modernes, des gens qui vont à l’opéra depuis très longtemps et qui souhaitent au contraire voir les mises en scènes de leur enfance. La vérité se trouve entre ces deux penchants, entre les gens très réfractaires au changement et les nouveaux publics dotés d’un autre regard sur l’art.
E.C : Vous avez réussi différents examens et remporté certains concours très sélectifs. Quelle a été pour vous l’importance dans votre carrière de ces différentes récompenses et diplômes ?
A.D : Le métier qu’on exerce n’est lié à aucun diplôme, à la différence du métier de médecin qui nécessite un diplôme pour le pratiquer. On exerce une profession dans le chant uniquement si l’on a le talent suffisant amené par différents parcours possibles. Ce talent va pouvoir être mesuré par les concours, par des spécialistes du milieu qui nous repèrent. Le diplôme universitaire n’a pas de réel poids. Il y a des gens qui ne sont pas passés par des conservatoires et qui ont des carrières importantes. Il y a des gens qui ont beaucoup de diplômes mais dont la personnalité ou le talent ne plaisent pas.
La difficulté pour un jeune chanteur, c’est de se faire connaître. Les concours sont une manière d’y parvenir. Ils nous font passer par plusieurs étapes de sélection, face à un jury de professionnels. Les finales sont souvent retransmises par les médias comme la télévision. Cela nous offre une certaine visibilité et la possibilité d’être repéré par un agent artistique qui est essentiel pour ce métier. L’agent, par sa présence à nos côtés, va attester de notre niveau, des pré-sélections par lesquelles nous sommes passés, et sera en contact avec le théâtres et les metteurs en scène qui nous amèneront parfois à des opportunités directes de travail.
J’ai passé deux concours, celui de Marmande et celui de Genève. La sensation de les remporter est évidemment agréable et les récompenses financières ne sont pas négligeables. Mais, dans ces concours, il y avait à chaque fois un directeur de théâtre qui s’intéressait à mon profil et qui m’ont offert des contrats. Ce sont des théâtres avec lesquels je suis encore en collaboration aujourd’hui et où j’ai le plus chanté.
F.S : On pourrait comparer ce métier à celui d’un artisan. Lorsqu’on va chez un ébéniste, on se fiche de savoir quels diplômes il possède, car on veut avant tout savoir si la table qu’il construit pour nous est belle. La musique, c’est pareil. Dans les concours, les gens qui nous écoutent ne sont pas intéressés de savoir si l’on chante depuis six mois ou 10 ans, ni où on a appris à chanter. Aujourd’hui, les concours sont très importants. Il y a quelques temps c’était différent. La figure des directeurs de théâtre a beaucoup changé. Il existe la possibilité de passer ces concours comme Antoinette, mais il existe aussi des concours de jeunes chanteurs organisés chaque année par des grands théâtres afin de repérer des artistes. Le théâtre met en place un projet qui va lui coûter très peu, puisque les chanteurs vont participer gratuitement ou presque dans l’optique d’être repérés. Ces projets font aussi passer par des étapes de sélection. Si l’on est amené à jouer dans ledit projet et que l’on est retenu par le théâtre, cela nous donne des chances d’être contacté par des directeurs de théâtre ou des agents.

Francesco Salvadori est Gugliemo dans Cosi fan tutte de Mozart, Opéra de Florence (2015).

E.C : De quelle manière a pu évoluer votre regard et votre intérêt pour vos pairs contemporains ou posthumes suite à votre professionnalisation dans le monde de la musique et du chant lyrique ?
A.D : Avant d’entamer profondément mes études de chant, j’étais ouvreuse pendant un an à l’Opéra National du Rhin. J’étais présente dans la salle tous les soirs, je n’avais jamais vu autant de représentations et j’avais un regard un peu naïf car j’appréciais tout ce que je voyais. Aujourd’hui, avec du recul et les années de pratique, les exigences de mon oreille qui s’est formée et est devenue plus fine quant à l’écoute du chant lyrique, font que je ne peux plus aller à l’opéra avec un œil complètement naïf. On ne peut pas s’empêcher d’être critique. Pour ce qui est des compositeurs, je ne pense pas que la technique entre en ligne de compte. Avancer dans mon métier m’a permis de découvrir beaucoup d’œuvres que je ne connaissais pas, certaines que je vais apprécier et que je n’ai pas encore personnellement connu sur scène, d’autres que j’apprécie de réécouter car elles me rappellent les représentations des opéras auxquels j’ai participé et sur lesquels j’avais adoré travailler et chanter sur scène. C’est vraiment de l’ordre de l’affinité, du souvenir et du personnel, plus que de la technique.
E.C : Y a-t-il, pour vous, des institutions qui revêtent un caractère très particulier, une salle qui vous tient à cœur par exemple ? Francesco, vous avez eu l’occasion de performer pour une fondation. Y a-t-il des lieux où l’opéra tendrait à être plus présent avec le temps, des lieux inédits dans lesquels vous vous verriez vous produire ?
F.S : Pour moi, les opéras dans leur sens institutionnel restent les lieux dédiés les plus à mêmes d’accueillir une œuvre. Il y a des salles de plein air, des arènes dans lesquelles on peut performer, mais il devient rapidement compliqué de s’y produire. L’opéra n’est pas très flexible, il nécessite la présence sur scène et en coulisses d’énormément des gens, un orchestre, un chœur de plus de dix personnes sur scène, des solistes, etc. C’est un art qui a besoin d’un lieu adapté, pour la voix notamment. Il faut que le lieu possède l’acoustique adéquate afin que tous les spectateurs entendent une voix humaine nue au-dessus d’un orchestre. Et puis, il ne faut pas oublier que l’opéra est très cher. Il n’y en a aucun dans le monde qui est autosuffisant. Les billets des théâtres, mêmes les plus gros, ne suffisent jamais à épouser les dépenses des représentations. Il y a toujours des subventions de l’État ou des mécènes.
La Fondation Gulbenkian avec laquelle j’ai travaillé possédait un théâtre, un auditorium, et donc se prêtait assez à une représentation. Mais d’autres n’ont pas l’acoustique qui se prête à une représentation. C’est quelque chose très inconfortable. Je devais être dans la Carmen du Stade de France cet été, mais le projet a été annulé à cause du Covid-19. Dans ce projet, j’aurais fait ma première fois avec micro à cause de l’acoustique du lieu. Pour en avoir discuté avec des collègues, le micro n’est vraiment pas quelque chose d’agréable sur le long terme, pour plusieurs représentations. Donc vraiment, l’opéra est dur à transposer. Là, on parle de l’opéra mais c’est très différent lorsqu’on fait des concerts, des Lieds, de mélodies avec une voix et un piano. Dans ces cas-là, on peut jouer dans une grande variété de lieu, mais ce n’est pas l’opéra.
Pour les maisons qui me tiennent à cœur, j’en ai plusieurs qui m’ont beaucoup aidé, les unes après les autres. J’ai actuellement le Théâtre des Champs-Elysées qui fait beaucoup pour moi et qui compte particulièrement.
A.D : En ce qui me concerne, j’ai eu la chance de chanter à l’Opéra de Paris. C’était un passage très important, une belle consécration pour mon travail. Mais avoir une représentation à venir à l’Opéra National du Rhin, un opéra dans lequel je n’ai pas encore chanté et de moins grande importance, est quelque chose de presque plus important pour moi pour des raisons affectives, parce que j’ai de la famille ou des proches qui vont enfin avoir l’occasion de me voir chanter dans un opéra.
E.C : Comment vous organisez-vous avec cette crise sanitaire par rapport à vos répétitions, vos futurs projets ou ceux en cours reportés pour le moment ?
A.D : C’est une période très compliquée. Nous sommes à l’arrêt depuis le début du mois de mars et nous ne savons pas quand nous pourrons exactement reprendre. Si dans un cinéma on peut faire plusieurs représentations par jour pour compenser le nombre réduit de personnes en salle, à l’opéra le coût et le temps de préparation pour une seule représentation sont trop importants pour ouvrir un tiers des sièges uniquement dans une salle. Nous avons eu tous les deux des annulations, des reports auxquels on pourra participer ou non, dans des pays étrangers notamment dans lesquels la politique sur les arts du spectacle est actuellement différente. De plus, tous les théâtres fonctionnent de manière très isolée et différente, dans un manque de dialogue avec les artistes. Cela nous peine à faire valoir nos droits en tant que chanteurs, qui font partie d’une communauté qui n’est pas représentée par un syndicat et qui n’est pas protégée comme le sont d’autres corps de métiers. Les besoins et la volonté actuelle des chanteurs sont de s’unir pour que personne ne soit laissé sur le carreau et que l’on soit correctement représentés dans cette période actuelle. Une association s’est crée dans ce sens nommée Unisson, qui fait un énorme travail de gestion des annulations, de dialogue avec les théâtres et les agents artistiques, de gestion de la rémunération des artistes. De cela est née toute une réflexion sur le métier de chanteur lyrique, sur la précarité de ce métier liée à la période actuelle ou en dehors, métier pour lequel on est beaucoup sur la route et pour lequel c’est souvent dur d’avoir une vie de famille. D’un même concert, on essaye de discuter et de travailler sur l’avenir des théâtres, grands ou petits, ainsi que sur l’avenir de la profession, pour qu’après la reprise le milieu fonctionne de manière plus apaisée et que l’opéra en France puisse conteinuer d’être pratiqué dans les meilleures conditions possibles.

Antoinette Dennefeld interprétant Un Air d’Irlande durant l’édition 2017 du festival Berlioz de La Côte-Saint-André.

E.C : Certains métiers nécessitent un apprentissage long et une spécialisation intensive. Que feriez-vous si vous n’étiez pas devenus chanteurs lyriques professionnels ?
A.D : C’est la grande question (rires). Pour ma part, j’avais beaucoup de plans B. J’aurais aussi bien fait institutrice qu’un métier manuel comme céramiste, ou bien un métier dans le domaine de la culture ou des soins à la personne. En tout cas, des idées très éloignées du chant lyrique.
F.S : En ce qui me concerne, je n’en ai aucune idée (rires). Je n’ai jamais fait autre chose que mon métier actuel, excepté des petits boulots alimentaires très jeune et de l’enseignement de chant. Je faisais des études de chimiste plus jeune et que je n’avais pas terminées. Je ne doute pas de mes capacités dans d’autres domaines mais il est vrai qu’en réfléchissant à ce que j’aurais pu faire d’autre comme métier dans ma vie, rien ne me vient à l’esprit.
E.C : Vient maintenant notre rubrique libre. Souhaiteriez-vous ajouter quelque chose autant pour ouvrir que pour clore ce dialogue ?
A.D : Il y a un élément que j’aimerais rajouter quant aux compétences nécessaires pour être chanteur. Je trouve que l’image du funambule correspond bien à ce métier. Il faut être très à l’écoute des sensations internes de notre chant mais il faut aussi écouter notre voix avec un regard externe, en rapport à l’orchestre et à la voix de nos collègues. Il faut être très conscient de ce qu’on fait corporellement tout en étant attentif à la place des autres artistes sur scène ainsi que des éléments du décor. Pour les émotions, c’est pareil. Il faut laisser sa voix vivre et être portée par les sensations de l’instant sans trop se laisser aller vers l’émotion, au risque d’avoir la gorge qui se resserre et de ne plus pouvoir chanter un passage. Voilà, il y a vraiment cette position de juste milieu à trouver et à toujours retravailler dans un métier où l’on ne cesse finalement jamais de se former, émotivement et techniquement. La voix est un instrument tellement sensible, tellement proche de ce que l’on est, qu’il faut toujours réfléchir sur celle-ci, sur nos difficultés du moment.
F.S : Je ferais, pour ma part, un appel au public. Pour que cet art continue à exister et demeure de bonne qualité, il faut toujours avoir un public critique. Bien sûr, il ne s’agit pas de revenir aux XVIIIème et XIXème siècles où l’on attendait les metteurs en scène avec des couteaux à la sortie de l’opéra. C’est un extrême du sens critique pour ainsi dire. L’autre extrême, c’est le risque actuel, celui de ne pas réagir, de se contenter de beaux effets visuels. Il faut aller à l’opéra, je pense, avec un minimum de curiosité et ne pas hésiter à se pencher avant et après la représentation sur certains éléments que l’on a vus et qui nous ont échappés. Il faut poser des questions aux metteurs en scène à la sortie de salle, faire des recherches sur des histoires qui ont plusieurs siècles.
J’avais lu il y a quelques années l’opéra de Luigi Pirandello Les Six Personnages en Quête d’Auteur dans une édition accompagnée des revues de presse et des critiques datant de l’époque des premières représentations au début du dernier siècle. Le niveau littéral et de profondeur des critiques était bluffant par rapport à ce qui se fait aujourd’hui. La manière de vendre, de regarder et de se comporter face à l’art a beaucoup changé.

Mai 2021